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laboureur ; le chien s’assit avec lui à sa table : Pour prix de l’hospitalité, chacun d’eux fit part à l’homme de quelques années de sa vie. Le cheval d’abord, et c’est pourquoi, dans ses premières années, chacun de nous a l’esprit fier et superbe ; le bœuf ensuite, et c’est pourquoi l’homme, arrivé au milieu de sa carrière, prend de la peine et devient travailleur et entasseur de richesses. C’est du chien qu’il reçut, dit-on, ses dernières années. Voilà pourquoi, Branchus, l’âge aigrit le caractère de l’homme. Il ne flatte plus que la main qui lui donne à manger, aboie toujours, et voit avec peine arriver un nouvel hôte.


APOLLON ET JUPITER.

Apollon se vantait, parmi les dieux, d’être un habile archer. « Nul n’atteindrait plus loin que moi avec le javelot ou la flèche. » Jupiter sourit et entra en lice avec le dieu du jour. Mercure agita dans le casque de Mars les noms des combattans. Le sort désigna d’abord Phoebus. Sous la main du dieu, on vit s’arrondir la corde d’or, et le trait rapide alla frapper au milieu du jardin d’Hespérus. Jupiter à son tour mesura la distance, et debout : Où frapperai-je ? dit-il, ô mon fils ! l’espace me manque. Et, sans tirer une flèche, il remporta le prix de l’arc.

Ces citations en disent plus qu’un long commentaire, surtout quand le commentateur se bat les flancs pour tirer du livre plus peut-être que l’auteur n’y a mis. La découverte d’un nouveau manuscrit peut seule mettre un terme aux incertitudes de la critique. Cette découverte, on l’espère, on va jusqu’à la promettre : sans y compter, nous la souhaitons bien sincèrement aux philologues, pour qui Babrius sera tout à l’heure un thème usé ; en attendant, nous avons cru qu’on nous pardonnerait de chercher à nous représenter l’écrivain tel qu’il a dû vivre. On se rappelle le vers d’Ovide :

Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in Urbem.

Après bien des fortunes diverses, le livre de Babrius est venu jusqu’à nous, mais qui nous rendra le poète ? Nous avons essayé d’assigner au livre sa place dans l’histoire de la littérature grecque. Pour le reste, nous avons fait ce qu’il était possible de faire, des hypothèses. Loin de nous la prétention de les imposer au goût de qui que ce soit. Sur ces points qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais peut-être, chacun est libre de penser à sa guise, et cela même, il faut bien l’avouer après tout, a été pour Babrius un bienfait du hasard. Il a eu le bonheur de venir à point. L’imprévu, le mystérieux, ont eu leur part dans son succès, ne lui ôtons pas ce dernier mérite ; aussi bien déjà l’enthousiasme philologique commence à se refroidir. Surtout n’allons pas oublier pour ces curiosités de la littérature les grands, les vrais modèles ; après avoir lu Babrius, retournons à Homère, à Sophocle, à Platon ; ceux-là du moins ne vieilliront jamais.


R. DARESTE.