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muette qu’il s’est efforcé de reproduire. C’est à-coup sûr une tentative puissante, mais ce n’est qu’une tentative. Toutefois nous sommes loin de penser que M. Decamps soit en décadence. Le talent que nous admirons, qui a conquis parmi nous une popularité si légitime, qui a trouvé le secret de plaire à la fois aux yeux savans et aux yeux ignorans, de charmer ceux qui ne pensent pas et d’étonner ceux qui pensent, le talent le plus original peut-être que nous ayons aujourd’hui n’a pas fléchi ; seulement il a été cette année moins heureux dans ses applications. Ce qui distingue M. Decamps entre tous les peintres contemporains de l’école française, ce n’est pas la grandeur du but qu’il se propose, la profondeur de ses conceptions, l’exquise pureté des figures qu’il met en œuvre ; c’est l’accord parfait, constant, de la puissance et de la volonté. En général, il ne veut que ce qu’il peut ; aussi peut-il tout ce qu’il veut. Cette année, dans son école et dans son berger, il n’a pas su réaliser cet accord merveilleux. Je ne dis pas qu’il ait voulu ce qu’il ne devait pas vouloir, je dis seulement que sa puissance n’a pas obéi à sa volonté. Ce n’est pas un échec, c’est une lutte commencée, pleine d’intérêt, mais dont l’issue ne saurait être douteuse. L’an prochain, M. Decamps, éclairé par la résistance qu’il a rencontrée, résoudra victorieusement toutes les difficultés au-devant desquelles il a marché hardiment, mais qu’il n’a pas surmontées cette année. Son talent ne nous inspire aucune inquiétude, et nous sommes assuré de l’applaudir encore long-temps. Sa prédilection constante pour la peinture proprement dite, son dédain profond pour les sujets qui peuvent indifféremment être traités par la plume ou le pinceau, nous confirment dans notre espérance.

Malgré notre profonde sympathie pour le talent énergique et varié de M. Eugène Delacroix, nous ne pouvons louer les trois compositions qu’il a exposées cette année. Ni les Adieux de Roméo et Juliette, ni l’Enlèvement de Rebecca, ni Marguerite à l’église, ne peuvent être approuvés par la critique la plus indulgente. Nous avons prouvé en mainte occasion combien nous admirons les facultés éminentes de M. Delacroix, nous avons mêlé nos applaudissemens aux applaudissemens de la foule toutes les fois qu’il a déployé dans un sujet dramatique la richesse de sa palette et la vivacité de son imagination ; mais notre admiration ne va pas jusqu’à lui pardonner d’envoyer au Louvre des esquisses à peine ébauchées, obscures, confuses, intelligibles pour l’œil seul de l’auteur. Que dire des Adieux de Roméo et Juliette ? Aucune de ces deux figures n’est dessinée avec précision. On vantera peut-être l’énergie du mouvement qui les réunit, l’étreinte amoureuse qui les confond dans un baiser. A cela, je répondrai que l’auteur me semble avoir trop sacrifié la grace à l’énergie. Nous voulons voir deux amans jeunes et beaux. Où est la beauté de Roméo ? où est la beauté de Juliette ? Je doute fort