Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/317

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Elle raconte trop de petits romans ; mais les folies dont sa route est semée ne lui échappent pas, et elle les immole d’un air gracieux et d’une main sûre, chez ses compatriotes même et ses co-voyageuses. Quelle est cette grande dame irlandaise, assise avec une nonchalance si raide et un dédain souverain de toutes choses sur le pont d’un steamer français ? Il faut qu’on lui apporte vingt coussins, et qu’on lui prodigue toute espèce de soins. On fait si peu d’attention à elle, à son titre et aux splendeurs combinées de sa personne et de son blason, que c’est en vérité pour en mourir. Lorsqu’elle se trouvait récemment, à bord du Vanguard, trois-mâts anglais, l’équipage entier n’était-il pas à ses ordres ? ne commandait-elle pas comme une reine ? Hélas ! qu’est devenu ce pouvoir ? Elle a payé, comme tous les passagers de première classe, la somme convenue, et la voici confondue dans la foule française et italienne. Les longs gémissemens qu’elle pousse attirent près d’elle le capitaine français, qui croit bonnement avoir affaire à une malade, donne à la grande dame ses consolations en conséquence. « — Eh bien ! cela va mieux ! Ça va se dissiper tout doucement ! C’était seulement le premier roulis qui vous aura incommodée ; tout à l’heure, vous serez parfaitement remise. — Oh ! non, répond la grande dame, cela va très mal, cela n’ira jamais mieux. Cela ne peut aller bien sur un bateau à vapeur, sur un bateau français surtout. Je ne peux souffrir que les navires anglais, les grands vaisseaux à voiles. » Notre capitaine rougit et balbutia ; il était frappé au cœur. Cependant la vieille politesse de notre race l’emporta, et il reprit : « Écoutez donc, madame, je ne dis pas que les vaisseaux voiliers ne soient plus agréables sous plusieurs rapports ; mais du moins vous conviendrez que les vapeurs possèdent sur eux l’immense avantage de la vitesse et de l’exactitude, car, à quelques heures près, on peut toujours calculer la durée du trajet. Qu’est-ce que cela me fait ? répond d’un ton âpre la dame irlandaise, si, en attendant, je dois être empoisonnée par votre fumée et votre mauvaise odeur ? Ah ! donnez-moi le Vanguard ! mon Dieu ! donnez-moi le Vanguard ! » Le capitaine fut très étonné de ce mot : le Vanguard ! « Plaît-il, madame ? le Vanguard ! Je ne sais trop ce que cela veut dire. Je crains fort que nous n’en ayons pas à bord ! » Une dame voisine de la scène, et qui pourrait bien être précisément mistriss Romer, se pencha vers l’oreille du capitaine et lui persuada que le Vanguard n’était autre qu’une cuvette. « Ah ! c’est cela ! Antoine ! vite, servez madame ! » - Et la dame reçut cet inutile secours, pendant que le capitaine restait persuadé de l’identité des deux mots cuvette et vanguard.

Mistriss Romer, on le voit, est l’Anglaise preste, leste et d’excellente humeur, qui prend le temps comme il vient, le monde comme il va, le soleil quand il luit, la brise quand elle souffle. La morosité, l’extase, l’évanouissement et le spasme admiratif lui sont inconnus. Ses pensées,