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voyageur, et où l’on ne sait pas même s’il y a de l’eau et des arbres, le voyage de cette dame aura le mérite de perpétuer un monde disparu.

Une Américaine, habitante des Backwoods, forêts limitrophes du Canada, s’est mêlée à cette foule de voyageuses et de conteuses anglaises, mais sans beaucoup de succès. Forest Life (la Vie des Forêts) n’est ni un livre[1] ni un voyage, mais un rêve ou plutôt le bâillement prolongé d’une personne qui rêve qu’elle s’ennuie. Au fond de quelque log-house, cabane faite de bûches non équarries et recouvertes encore de leur écorce, imaginez une pauvre jeune femme n’ayant d’autre consolation et d’autre plaisir que ce déplorable papier qu’il faut mélancoliquement noircir. Où trouver les alimens de la curiosité, de la sensibilité et de l’imagination ? Que faire dans cette asphyxie complète du cœur et de la pensée ? La solitude, douce aux poètes et aux rêveurs des vieilles civilisations, doit la meilleure partie de sa grace et de son charme au voisinage des grandes villes et à la presse brûlante des intérêts auxquels il s’agit d’échapper. Rousseau se réfugie à Montmorency, Gibbon médite à Lausanne, Byron se cache aux environs de Trente ou de Vérone ; là, ils se concentrent, se retirent en eux-mêmes, et échappent aux mille influences qui dissiperaient leurs forces. Je ne sache pas qu’un seul livre digne de remarque soit encore éclos dans les pampas ou la Sibérie. L’auteur anonyme du Forest Life se traîne en languissant, comme elle peut, d’une description hollandaise de cuisine et d’intérieur à une reproduction insipide de je ne sais quels commérages américains, murmures somnolens d’une existence à la fois raide et léthargique.

Il y a mieux que cela dans la narration publiée par mistriss Houston[2]. Ce même Dauphin (the Dolphin), le yacht que lady Grosvenor a dirigé dans sa course méditerranéenne, a porté mistriss Houston vers les rives lointaines du Mississipi, et, s’il faut en croire le portrait sur bois du navire féminin, c’est en réalité un charmant bijou que cette embarcation coquette, avec ses voiles de toute espèce, sa svelte taille et sa gracieuse allure. Fragile, mais bravant les orages, le Dauphin l’a conduite tour à tour saine et sauve à Madère, à la Jamaïque, puis à la Nouvelle-Orléans, et enfin à Galveston et Houston, villes à peine nées, dont elle fait la description peu agréable et très naïve. Notre époque de fusion semble destinée à donner de cruels démentis à l’un de nos apôtres les plus aimés, à Jean-Jacques Rousseau. Ces sociétés demi-sauvages, qui ne possèdent encore ni littérature ni poésie, et que la vie des cours n’a certes pas corrompues, ne valent pas à beaucoup près les vieilles

  1. Boston, 1845, 2 vol. in-12.
  2. Yacht Voyage to Texas, by mistriss Houston ; 2 vol. in-12.