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« Je fais des habits avec la toile que nous apportent les baleiniers. Les dames sont plus difficiles à habiller ; elles sont rarement contentes. Nos souliers nous coûtent peu de façon ; nous fourrons tout simplement le pied dans une peau de cachalot, lorsqu’elle est encore moite ; elle prend la forme du pied, et le soulier est fait. — Avez-vous des livres, et quels sermons récitez-vous à vos ouailles ? lui demanda la voyageuse. — Je n’ai qu’un volume avec ma Bible ; ce sont les sermons de Blair, dont je lis un régulièrement tous les dimanches depuis quinze ans. Nous ne les comprenons pas encore ; — cela viendra. »

Le Skipper, ainsi se nommait le navire qui portait la jeune touriste, salua d’un coup de canon ce gouverneur plus heureux que Sancho dans son île, tira deux fusées en son honneur, et alluma deux flammes du Bengale au départ. Le gouverneur répondit par un feu de joie sur le rivage de ses rochers, et suivit de l’œil l’embarcation anglaise qui se dirigeait vers Madras.

Au moment où la jeune Anglaise, petite personne d’ailleurs fort éveillée, tombe au milieu de la société hindo-britannique, bizarre amalgame de coutumes saxonnes et de souvenirs brahmaniques, son livre devient particulièrement intéressant. Cet esprit vif, captivé par les singularités qui l’environnent, en reproduit la nouveauté d’une manière piquante, et la philosophie se trouve au fond. Ce n’est pas là évidemment une société ébauchée ou qui commence ; la civilisation ne manque pas, tout au contraire. Le monde hindoustanique a traversé les phases diverses de la civilisation. Il croit, ce qui est un indice de mort, à la toute-puissance du mensonge et de la ruse ; il pousse la politesse, la souplesse, la circonspection, la tricherie, la captation, qualités des peuples détruits, jusqu’au dernier degré de subtilité systématique. Un jour, un brahmane alla rendre sa visite à la jeune voyageuse, devenue femme d’un magistrat anglais du pays, et après les civilités courtoises qui constituent le code de moralité de cette race : « Permettez-moi, lui dit-il, de vous donner un conseil et de vous prier de le transmettre à votre mari ; il ne ment pas assez. Si le maître (les Hindous comme les Italiens emploient la troisième personne par courtoisie) suivait ce conseil et accomplissait seulement quelques mensonges, il servirait bien mieux sa fortune. Pour moi, pauvre brahmane, il ne m’écouterait pas ; peut-être il écouterait là-dessus madame, la maîtresse. Il est très bon, très juste ; mais il dit toujours exactement ce qu’il pense : cela ne réussit jamais. Si tout le monde se trompe, le maître dit : Je ne pense pas comme tout le monde. Je crois bien qu’il a raison ; mais il ne faut pas le dire. Le maître obtiendrait ainsi une plus belle place et beaucoup de quantités de roupies. » Les idées hindoustaniques en fait de religion sont tout aussi avancées qu’en fait de sociabilité et de crédit à conquérir. Les missionnaires britanniques n’ont donc pas à lutter, comme ils le pensent mal à