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II.

Ranie Chanda, fille d’un pauvre fermier du Cachemire, n’était point une des femmes légitimes de Rundjet, mais une simple concubine qu’il avait prise en grande affection à cause de son esprit, de sa gaieté et de son effronterie. Il s’amusa à lui inoculer tous ses vices, jusqu’à son ivrognerie, et ranie Chanda fut bientôt sa digne émule en corruption. Il lui permettait de frayer librement avec les filles publiques qui venaient chanter et danser devant lui. Ces dernières, il est vrai, sont, dans l’Inde, d’une classe plus relevée que leurs pareilles dans notre ordre social, et elles n’y inspirent pas le même dégoût ; pourtant leur contact n’en est pas moins une souillure. Or, Rundjet se plaisait à montrer ranie Chanda entourée de ces femmes, dont il se proclamait ouvertement le patron. Dans les cérémonies les plus brillantes, il la faisait monter à cheval, accompagnée de plusieurs centaines de bayadères qu’il faisait habiller ridiculement en amazones, et dont il se faisait lui-même suivre partout. C’étaient ses gardes-du-corps dans les jours de pompe. Le raja ne gardait aucune mesure dans son libertinage effronté ; plus d’une fois les habitans de Lahore l’ont vu, sur un éléphant, avec la ranie sur ses genoux, et cela en plein jour, riant et causant avec les cavaliers de sa nombreuse escorte.

Cependant, trahi par la nature, et ne pouvant avoir de la ranie un enfant qu’il désirait adopter, Rundjet la livrait parfois, selon son caprice et pour son propre amusement, à des jeunes gens de sa cour. C’est ainsi que, vers les dernières années de la vie de Rundjet, ranie Chanda devint mère du souverain actuel, le Jeune Dhalip-Sing. Le vieux roi était bien loin de supposer que cet enfant pût être un jour son successeur. Il avait désiré l’avoir parce qu’il aimait à contempler les jeux de cet âge, et un peu aussi comme le chasseur qui veut conserver la race d’une chienne favorite. Il se plaisait à voir élever des enfans autour de lui à peu près comme on se plaît à voir dresser de jeunes animaux. C’est ainsi que vingt-deux ans auparavant il avait déjà adopté Shere-Sing, qu’une de ses femmes légitimes, qui n’avait pas eu le bonheur d’être mère et qui désirait connaître quelques-uns des sentimens de la maternité, avait acheté d’une esclave. Il avait de même reconnu depuis, à différentes époques, plusieurs autres enfans, tels que Cashmira-Sing et Peshora-Sing. Rundjet croyait d’ailleurs la continuation de sa dynastie bien assurée dans la ligne directe, puisqu’il laissait un fils de trente-huit ans, Karrack-Sing, et un petit-fils, Nao-Nehal-Sing, âgé de vingt ans. Il est vrai que le premier était presque un idiot, mais le second annonçait de l’intelligence et du courage, et il semblait que, si la succession échappait