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minorité d’une autre minorité, puisque les coreligionnaires de la famille royale ne sont dans le pays qu’au nombre de trente mille. Leipzig s’arma de toutes les défiances protestantes, de tout l’entêtement du vieux génie saxon, de toutes les colères de ses lettrés philosophes, qui voyaient se dresser devant eux je ne sais quel fantôme d’obscurantisme.

Lorsque le prince arriva, suivant l’usage annuel, pour passer la revue des gardes communales, les enfans des rues disaient, depuis deux jours, qu’il serait sifflé. Pareille violation de la majesté du sang royal, c’était une énormité sans exemple ; on l’avait pourtant exprès concertée ; le mot était donné, et les bourgeois eux-mêmes se promettaient à l’avance de manquer au vivat de rigueur. Il n’y avait que les honnêtes magistrats de la ville qui eussent voulu tout ignorer. Ils perdirent bel et bien la tête au milieu de la bagarre, moins occupés d’arrêter le trouble que d’empêcher le prince de s’en apercevoir. Un jeune officier commanda le feu par hasard, des innocens tombèrent, Leipzig fut en insurrection, et le frère du roi, presque chassé, partit à la hâte et sans bruit. Le moment dut être curieux ; il est certes très significatif pour l’instruction des puissances allemandes qui seraient moins affermies que le gouvernement saxon ou commettraient des violences plus délibérées. A peine quelques coups de fusil tirés, à peine quelques victimes frappées, pour une minute de violence illégale, toute la population se souleva, moins indignée du malheur même que de l’oppression brutale dont il paraissait l’indice. On n’eût point dit une émeute, mais une révolution. Tout fut organisé, tout fut prêt en un clin d’œil ; les étudians prirent des armes et se joignirent aux gardes communales pour maintenir l’ordre en dirigeant le mouvement ; les soldats furent enfermés dans leurs casernes, les magistrats s’effacèrent ou remirent l’autorité municipale aux délégués populaires, le peuple eut ses chefs, ses favoris, et le gouvernement de Leipzig fut pendant deux ou trois jours aux mains de l’un d’entre eux, de Robert Blum ; enfin on adressa au roi une pétition solennelle pour demander le renvoi des troupes, et une enquête judiciaire contre les auteurs de l’attentat. La foule courroucée ne craignait pas d’élever l’accusation jusqu’au prince Jean, et s’obstinait à croire qu’il avait autorisé le feu pour venger ses injures. La poésie parlait comme la foule. Freiligrath faisait apparaître la nuit de la Saint-Barthélemy dans une sombre chanson qui courait manuscrite, et dont chaque couplet se terminait par ce refrain funèbre : « Me voici, moi, la nuit de la Saint-Barthélemy ! mon pied est sanglant, ma tête est enveloppée de voiles ; un prince en Allemagne m’a fêtée cette année douze jours trop tôt. »

Une crise si violente ne devait certainement pas durer. Le roi reçut très mal la députation qui lui portait une adresse énergique ; il déclara que la bourgeoisie de Leipzig n’avait plus sa confiance ; les étudians