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et nous tout seuls, ou avec nos parens et nos amis. Ce n’est pas qu’un petit nombre de Turcs n’en agisse autrement, mais ils sont mal vus et mènent une vie lâche et inutile. La compagnie des femmes rend l’homme avide, égoïste et cruel ; elle détruit la fraternité et la charité entre nous ; elle cause les querelles, les injustices et la tyrannie. Que chacun vive avec ses semblables ! c’est assez que le maître à l’heure de la sieste, ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le recevoir des visages sourians, d’aimables formes richement parées, et, si des almées qu’on fait venir dansent et chantent devant lui, alors il peut rêver d’avance et se croire au troisième ciel, où sont les véritables beautés pures et sans tache, celles qui seront dignes seules d’être les épouses éternelles des vrais croyans.

Est-ce là l’opinion de tous les Turcs ou d’un certain nombre d’entre eux ? On doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu’un certain reste du platonisme antique, qui élève l’amour pur au-dessus des objets périssables. La femme adorée n’est elle-même que le fantôme abstrait, que l’image incomplète d’une femme divine, fiancée au croyant de toute éternité. — Ce sont ces idées qui ont fait penser que les Turcs niaient l’ame des femmes ; mais on sait aujourd’hui que les musulmanes vraiment pieuses ont l’espérance de voir leur idéal se réaliser dans le ciel. L’histoire religieuse des Turcs a ses saintes et ses prophétesses, et la fille de Mahomet, l’illustre Fatime, est la reine de ce paradis féminin.

Seyd-Aga avait fini par me conseiller d’embrasser le mahométisme ; je le remerciai en souriant et lui promis d’y réfléchir. Me voilà cette fois plus embarrassé que jamais : Il me restait pourtant encore à aller consulter le peintre sourd de l’hôtel Domergue, comme j’en avais eu primitivement l’idée.


V – LE MOUSKY

Lorsqu’on a tourné la rue en laissant à gauche le bâtiment des haras, on commence à sentir l’animation de la grande ville. La chaussée qui fait le tour de la place de l’Esbekieh n’a qu’une maigre allée d’arbres pour vous protéger du soleil ; mais déjà de grandes et hautes maisons de pierre découpent en zigzags les rayons poudreux qu’il projette sur un seul côté de la rue. Le lieu est d’ordinaire très frayé, très bruyant, très encombré de marchandes d’oranges, de bananes et de cannes à sucre encore vertes, dont le peuple mâche avec délice la pulpe sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des psylles qui ont de gros serpens roulés autour du cou ; là enfin se produit un spectacle qui réalise certaines images des songes drôlatiques de Rabelais. Un vieillard jovial fait danser avec le genou de petites figures dont le corps est traversé d’une