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femmes conservent sous leur voile, car beaucoup d’entre elles n’ont jamais quitté la ville que pour aller se réjouir sous les ombrages de Schoubrah.

Mais que penser de tant de tours et détours qu’on me fait faire ? Me fuit-on en réalité, ou se guide-t-on, tout en me précédant, sur ma marche aventureuse ? Nous entrons pourtant dans une rue que j’ai traversée la veille, et que je reconnais surtout à l’odeur charmante que répandent les fleurs jaunes d’un arbousier. Cet arbre aimé du soleil projette au-dessus du mur ses branches revêtues de houppes parfumées. Une fontaine basse forme encoignure, fondation pieuse destinée à désaltérer les animaux errans. Voici une maison de belle apparence, décorée d’ornemens sculptés dans le plâtre ; — l’une des dames introduit dans la porte une de ces clés rustiques dont j’ai déjà l’expérience. Je m’élance à leur suite dans le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir, et me voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de galeries, dominée par les mille dentelures des moucharabys.


VII – UNE MAISON DANGEREUSE

Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre de l’entrée ; je me retourne avec l’intention sérieuse de regagner la porte : un esclave abyssinien, grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche un mot pour le convaincre que je me suis trompé de maison, que je croyais rentrer chez moi ; mais le mot tayeb, si universel qu’il soit, ne me paraît pas suffisant à exprimer toutes ces choses. Pendant ce temps, un grand bruit se fait dans le fond de la maison, des saïs étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus majestueux s’avance du fond de la galerie principale.

Dans ces momens-là, le pire est de rester court. Je songe que beaucoup de Turcs entendent la langue franque, laquelle, au fond, n’est qu’un mélange de toute sorte de mots des patois méridionaux, qu’on emploie au hasard jusqu’à ce qu’on se soit fait comprendre ; c’est la langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d’italien, d’espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le tout un discours fort captieux. — Au demeurant, me disais je, mes intentions sont pures ; l’une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur. J’épouse, je prends le turban ; aussi bien il y a des choses qu’on ne peut éviter. Je crois au destin.

D’ailleurs, ce Turc avait l’air d’un bon diable, et sa figure bien nourrie n’annonçait pas la cruauté. Il cligna de l’œil avec quelque malice en me voyant accumuler les substantifs les plus baroques qui eussent jamais retenti dans les Échelles du Levant, et me dit, tendant vers moi une