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pouvais donc prendre cela pour un compliment et pour une allusion au futur mariage. O hymen, hyménée ! je t’ai vu ce jour-là de bien près ! Tu ne dois être sans doute, selon nos idées européennes, qu’un frère puîné de l’amour. Pourtant ne serait-il pas charmant de voir grandir et se développer près de soi l’épouse que l’on s’est choisie, de remplacer quelque temps le père avant d’être l’amant ?… Mais, pour le mari, quel danger ! — En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter mes amis du Caire. J’allai voir Seyd-Aga. « Mariez-vous donc de par Dieu ! » me dit-il, comme Pantagruel à Panurge. J’allai de là chez le peintre de l’hôtel Domergue, qui me cria de toute sa voix de sourd : « Si c’est devant le consul… ne vous mariez pas ! » Il y a, quoi qu’on fasse, un certain préjugé religieux qui domine l’Européen en Orient, du moins dans les circonstances graves. Faire un mariage à la cophte, comme on dit au Caire, ce n’est rien que de fort simple ; mais avec une toute jeune enfant, qu’on vous livre pour ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour vous-même, c’est une grave responsabilité morale assurément.

Comme je m’abandonnais à ces sentimens délicats, je vis arriver Abdallah revenu de Suez ; j’exposai ma situation. — Je m’étais bien douté, s’écria-t-il, qu’on profiterait de mon absence pour vous faire faire des sottises. Je connais la famille. Vous êtes-vous inquiété de la dot ? — Oh ! peu m’importe ; je sais qu’ici ce doit être peu de chose. — On parle de vingt mille piastres. — Eh bien ! c’est toujours cela (cinq mille fr.). — Comment donc ? mais c’est vous qui devez les payer. — Ah ! c’est bien différent… Ainsi il faut que j’apporte une dot, au lieu d’en recevoir ? — Naturellement. Ignorez-vous que c’est l’usage ici ? — Comme on parlait d’un mariage à l’européenne… - Le mariage, oui ; mais la somme se paie toujours. C’est un petit dédommagement pour la famille.

Je comprenais dès-lors l’empressement des parens dans ce pays à marier les petites filles. Rien n’est plus juste d’ailleurs, à mon avis, que de reconnaître, en payant, la peine que de braves gens se sont donnée de mettre au monde et d’élever pour vous une jeune enfant gracieuse et bien faite. — Il paraît que la dot, ou pour mieux dire le douaire, dont j’ai indiqué plus haut le minimum, croît en raison de la beauté de l’épouse et de la position des parens. Ajoutez à cela les frais de la noce, et vous verrez qu’un mariage à la cophte devient encore une formalité assez coûteuse. J’ai regretté que le dernier qui m’était proposé fût en ce moment-là au-dessus de mes moyens. Du reste, l’opinion d’Abdallah était que pour le même prix on pouvait acquérir tout un sérail au Bazar des esclaves.


GÉRARD DE NERVAL.