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douter, la transformation du système féodal. Lorsqu’avec l’affranchissement des communes commença l’époque de la liberté responsable d’elle-même et de la concurrence industrielle, la population, plus riche, plus digne, plus réellement forte, dut en effet se trouver moins nombreuse. Il est certain que l’Europe, prise dans son ensemble, était très faiblement peuplée à la fin du moyen-âge, et surtout après les grandes commotions politiques et religieuses qui préparèrent l’âge moderne.

Avec le XVIIIe siècle commence, pour les nations occidentales, une période de progrès matériels qui se manifestent surtout par l’accroissement des populations ; mais, avant de constater et d’expliquer cette tendance nouvelle de l’Europe, il faut jeter un regard sur les autres parties du monde pour y compléter la vérification des axiomes de Malthus.

La plus grande et la plus belle portion du globe, l’Asie, à laquelle les géographes modernes attribuent plus de 600 millions d’ames, est loin d’être peuplée proportionnellement à son étendue et à l’immensité de ses ressources. Trois contrées seulement possèdent une population compacte, l’Inde, la Chine et le Caucase. Dans l’Inde anglaise, les castes inférieures sont condamnées à une abjection héréditaire dont le résultat est de multiplier les naissances avec un aveuglement brutal. L’abstinence étant recommandée dans ce pays comme la plus grande des vertus, la limite des subsistances y a été abaissée jusqu’au point où chacun n’absorbe que ce qui est rigoureusement nécessaire pour entretenir le souffle de la vie. C’est ainsi qu’une nation de plus de 120 millions d’ames fléchit exténuée sous le joug de quelques milliers d’Européens.

La Chine et le Caucase justifient une remarque que je viens de faire à l’occasion de l’infanticide chez les anciens. Ce crime, quoique permis par la loi mahométane, n’est fréquent en Asie que dans les deux contrées que je viens de nommer : ce sont précisément celles où l’excès de population devient un embarras. Dans le Caucase, l’usage de tuer les enfans malades, ou de vendre la plupart des autres comme esclaves, n’empêche pas les montagnards d’être assez nombreux pour lutter contre toutes les forces de la Russie[1]. Ce droit de vie et de mort sur leurs enfans, auquel ils ne veulent pas renoncer, est même une des causes principales de la guerre. En Chine, où l’excès de la population cause une misère affreuse, on a repoussé la vaccine précisément parce que la petite-vérole dispense assez souvent de l’infanticide. Il ressort néanmoins d’une proclamation d’un gouverneur de Canton, en date de 1838, que peu de Chinois n’ont pas à se reprocher d’avoir détruit quelques-uns de leurs enfans. Il blâme surtout « l’usage de noyer les pe-

  1. La population du Caucase est évaluée, par M. Hommaire de Hell, à 2 millions d’ames pour 5,000 lieues carrées environ. C’est une proportion très considérable, eu égard à l’état social des belliqueux montagnards et à la nature du sol.