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transformés en privilèges domaniaux, l’idée de noblesse attachée à l’exercice des armes, et celle d’ignobilité à l’industrie et au travail.

Par une singulière coïncidence, l’établissement complet de ce régime est l’époque où finit dans la Gaule franke la distinction des races, où disparaissent, entre Barbares et Romains, entre dominateurs et sujets, toutes les conséquences légales de la diversité d’origine. Le droit cesse d’être personnel et devient local ; les codes germaniques, et le code romain lui-même, sont remplacés par des coutumes ; c’est le territoire, non la descendance, qui distingue les habitans du sol gaulois ; enfin, au lieu de nationalités diverses, on ne trouve plus qu’une population mixte à laquelle l’historien peut donner dès-lors le nom de Française. Cette nouvelle société, fille de la précédente, s’en détacha fortement par sa physionomie et ses instincts ; son caractère fut de tendre au fractionnement indéfini sous le rapport politique, et à la simplification sous le rapport social. D’un côté, les seigneuries, états formés au sein de l’état, se multiplièrent, de l’autre il y eut effort continu et en quelque sorte systématique pour réduire toutes les conditions à deux classes de personnes : la première, libre, oisive, toute militaire, ayant, sur ses fiefs grands ou petits, le droit de commandement, d’administration et de justice ; la seconde, vouée à l’obéissance et au travail, soumise plus ou moins étroitement, sauf l’esclavage, à des liens de sujétion privée[1]. Si les choses humaines arrivaient toujours au but que marque leur tendance logique, tout reste de vie civile se serait éteint par l’invasion d’un régime qui avait pour type la servitude domaniale. Mais ce régime, né dans les campagnes sous l’influence des mœurs germaniques, rencontra dans les villes, où se continuait obscurément la tradition des mœurs romaines, une répugnance invincible et une force qui plus tard, réagissant elle-même, éclata en révolution.

La longue crise sociale qui eut pour dernier terme l’avènement de la féodalité, changea, dans toutes les choses de l’ordre civil et politique, la jouissance précaire en usage permanent, l’usufruit en propriété, le pouvoir délégué en privilège personnel, le droit viager en droit héréditaire. Il en fut des honneurs et des offices comme des possessions de tout genre ; et ce qui eut lieu pour la tenure noble se fit en même temps pour la tenure servile. Selon la remarque neuve et très judicieuse d’un habile critique des anciens documens de notre histoire, « le serf soutint contre son maître la lutte soutenue par le vassal contre son seigneur,

  1.  Lex humana duas indicit conditiones ;
    Nobilis et servus simili non lege tenentur.
    (Adalberonis carmen ad Robertum regem, apud Script. rer. gall. et francic., t. X, p. 69.)