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rien n’était légitime hors deux choses, la royauté et l’état de bourgeoisie. On dirait même qu’ils pressentaient la destinée historique de ces deux institutions, et qu’en y mettant le sceau du droit, ils marquèrent d’avance les deux termes auxquels tout devait être ramené. Toujours est-il de fait que les légistes du moyen-âge, juges, conseillers, officiers royaux, ont frayé, il y a six cents ans, la route des révolutions à venir. Poussés par l’instinct de leur profession, par cet esprit de logique intrépide qui poursuit de conséquence en conséquence l’application d’un principe, ils commencèrent, sans la mesurer, l’immense tâche où, après eux, s’appliqua le travail des siècles : réunir dans une seule main la souveraineté morcelée, abaisser vers les classes bourgeoises ce qui était au-dessus d’elles, et élever jusqu’à elles ce qui était au-dessous.

Cette guerre du droit rationnel contre le droit existant, des idées contre les faits, qui éclate par intervalles dans les sociétés humaines, a toujours deux époques d’un caractère bien différent : la première, où l’esprit novateur se prescrit des bornes et se tempère lui-même par le sentiment de l’équité ; la seconde, où il s’emporte et brise sans ménagement tout ce qui lui faisait, obstacle. Deux règnes fameux, qui, en se touchant presque, forment l’un des plus étranges contrastes que l’histoire puisse présenter, le règne de Louis IX et celui de Philippe-le-Bel, répondent à ces deux temps successifs dans la réforme politico-judiciaire par laquelle s’ouvrit l’ère administrative de la monarchie française. Commencée avec tant de douceur et de réserve par le roi qui fut un saint et un grand homme, cette révolution parut, sous la main de son petit-fils, âpre, violente, arbitraire, inique même, dans la poursuite de mesures dont le but final était un ordre meilleur et plus juste pour tous. Malgré son esprit et sa tendance, elle n’eut pas le pouvoir d’exciter l’affection du peuple, aucun élan d’espoir et de joie ne l’accompagna dans ses progrès ; rien de bruyant, point de scènes populaires, tout s’élaborait à froid dans une officine secrète ; c’était le travail du mineur qui poursuit son œuvre en silence jusqu’à l’heure où viendra l’assaut. Jamais, peut-être, il n’y eut de crise sociale d’un aspect plus sombre que celle-ci ; pour les classes privilégiées, des spoliations et des supplices ; pour la masse roturière, tout le poids d’une administration ébauchée, ayant plus d’astuce que de force, vivant d’expédiens et d’extorsions, coûtant beaucoup et ne rendant rien. Seulement, au-dessus de ce désordre plein de ruines et de souffrances, mais berceau de l’ordre à venir, une voix s’élevait de temps en temps, celle du roi absolu, qui, au nom de la loi naturelle, proclamait le droit de liberté pour tous, et, au nom de la loi divine, réprouvait l’institution du servage[1].

  1. Ordonnance de Philippe-le-Bel (1311) ; Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XII, p. 387. — Ordonnance de Louis-le-Hutin (1315, 3 juillet), ibid., t. I, p. 583. — Ordonnance de Philippe-le-Long (1318, 23 janvier), ibid., p. 653.