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à un droit de suprématie temporelle sur les affaires du royaume. À ce sujet, le pape Boniface VIII et le roi Philippe-le-Bel entrèrent en lutte ouverte ; le pape convoqua un concile général, et le roi une assemblée générale de députés des trois états, clergé, noblesse et bourgeoisie des villes. Celles du nord envoyèrent leurs échevins, celles du midi leurs consuls, et la voix du commun peuple fut recueillie dans ce grand débat au même titre que celle des barons et des dignitaires de l’église. « À vous, disaient, dans leur requête au roi, les représentans de la bourgeoisie, à vous, très noble prince, nostre sire, Philippe, par la grace de Dieu, roy de France, supplie et requiert le peuple de vostre royaume, pour ce qui l’y appartient, que ce soit fait que vous gardiez la souveraine franchise de vostre royaume, qui est telle que vous ne recognoissiez de vostre temporel souverain en terre fors que Dieu[1]… » Ce vœu d’indépendance pour la couronne et le pays marque noblement dans notre histoire la première apparition d’une pensée politique des classes roturières hors du cercle de leurs intérêts et de leurs droits municipaux ; il fut, depuis, l’une des maximes fondamentales qui, nées de l’instinct populaire et transmises de siècle en siècle, formèrent ce qu’on peut nommer la tradition du tiers-état.

Ce nom de tiers-état, lorsqu’il devient une expression usuelle[2], ne comprend de fait que la population des villes privilégiées, mais, en puissance, il s’étend bien au-delà ; il couvre non-seulement les cités, mais les villages et les hameaux, non-seulement la roture libre, mais tous ceux pour qui la liberté civile est encore un bien à venir. Aussi, quelque restreinte que fût par sa nature toute municipale la représentation du troisième ordre, elle eut constamment le mérite de se croire chargée de plaider, non la cause de telle ou telle fraction, de telle ou telle classe du peuple, mais celle de la masse des non nobles, mais le peuple sans distinction de francs ou de serfs, de bourgeois ou de paysans. Toutefois l’on ne voit pas que la bourgeoisie elle-même ait d’abord attaché beaucoup de prix au droit d’être consultée comme les deux premiers ordres sur les affaires générales du royaume. Ce droit, qu’elle n’exerçait guère sans une sorte de gêne, lui était suspect, parce que toute convocation des états aboutissait naturellement à de nouvelles demandes du fisc. Son rôle fut subalterne et peu marqué dans les états-généraux qui vinrent après ceux de 1302, sous Philippe-le-Bel et ses

  1. Chronologie des Estats généraux, par J. Savaron (Caen, 1788), p. 94. -Voyez le Rapport de mon frère Amédée Thierry sur le Concours du prix d’histoire, décerné en 1844 par l’Académie des Sciences morales et politiques.
  2. Les mots gens de tiers et commun état se trouvent dans plusieurs actes du XVe siècle.