Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un intérêt et un goût particuliers. En chantant les croisades, les troubadours approchent de la source des inspirations épiques, chères à la multitude. Aussi M. Fauriel les a-t-il suivis dans cette carrière avec une attention soutenue. Il trouve les chants lyriques qui, à la fin du XIe siècle, avaient dû accompagner la première croisade, totalement oubliés dès le XIIIe, hormis quelques allusions peu directes ; ceux de la seconde croisade, prêchée par saint Bernard vers le milieu du XIIe siècle, encore fort rares ; ceux de la troisième, entreprise avant la fin du même siècle par Philippe-Auguste et par Richard Cœur-de-Lion, les plus abondans et les plus brillans de tous. Les troubadours, alors au plus haut point de leur gloire, célèbrent cette guerre, où courent tant de barons, par les adieux qu’ils envoient à leurs dames, par les exhortations (prezies, prezicansas) qu’ils adressent au peuple ; orateurs, pour ainsi dire, de la noblesse, déjà ils marquent expressément qu’ils voudraient lui transférer la direction de ces luttes saintes où le clergé aspire à soutenir sa suprématie. C’est l’indice d’un refroidissement sensible. Dans les croisades nombreuses qui se succèdent depuis la fin du XIIe siècle jusqu’à celle du XIIIe, ils n’interviennent plus que par des chants de découragement et de défaillance, dont saint Louis aurait dû peut-être écouter les prophéties trop véridiques.

Les troubadours furent mieux inspirés par la guerre des Arabes de l’Andalousie que par celle des Sarrasins de la Palestine. La croisade d’Espagne avait bien devancé l’autre ; elle avait commencé avec l’invasion de Tarrick et de Mouzza. Pour les habitans de la Gaule méridionale, elle avait été en quelque sorte une lutte nationale pendant la durée du VIIIe, du IXe, et même du Xe siècle ; à partir du XIe, lorsque la grande dynastie des Ommiades fut tombée, emportant avec elle la terreur et la puissance du nom arabe, les Provençaux ne se mêlèrent plus qu’accidentellement aux affaires d’Espagne. Pendant tout un siècle, ils apprirent à former des relations commerciales avec ces Andaloux qui avaient cessé d’être redoutables, à les admirer, à les imiter peut-être. C’est seulement au milieu du XIIe siècle qu’ils furent poussés par saint Bernard à rentrer armés dans la Péninsule pour y soutenir Alphonse VII de Castille ; encore, sous les drapeaux de ce roi, se trouvèrent-ils les alliés des Almoravides, qui faisaient cause commune avec les chrétiens pour se défendre à la fois contre le zèle des Almohades que l’Afrique venait de leur opposer, et contre la haine antique des Arabes rendus à eux-mêmes par ce secours inespéré. Les expéditions, ainsi reprises, se continuent pendant la seconde partie du XIIe siècle, et au commencement du XIIIe, jusqu’à ce que les chrétiens, vainqueurs en 1212, dans les plaines de Tolosa, puissent se passer en Espagne de l’aide des Français. M. Fauriel a fort bien montré que les combats livrés pendant cette nouvelle lutte avaient reçu leurs Tyrtées des pays situés au nord des Pyrénées.

A côté de la chanson d’amour ou de guerre, qui s’adressait particulièrement aux maîtres des châteaux, il y avait un genre qui était mieux fait pour leurs serviteurs, et qu’en raison de cette destination on appelait sirventes. C’était la poésie des inférieurs, celle au-dessous de l’héroïque et du chevaleresque ; elle en faisait même en quelque sorte la contre-partie, étant en général consacrée à la satire. Elle attaquait quelquefois les choses les plus respectées ; souvent, dans l’antichambre ou dans la basse-cour qui avaient reçu les vieux genres poétiques exclus de la haute salle, elle frondait les occupations frivoles de la