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bien ils essaient de fuir au risque de leur vie. L’orgueilleux empereur croit déjà triompher, lorsque survient une femme, nommée Lella Khamsia, jadis servante du fondateur de l’ordre. Inspirée par l’esprit du maître, elle reproche aux frères leur lâcheté, leur manque de foi ; elle les conjure de prendre exemple sur elle, et, se précipitant dans la fosse, elle commence à manger avec une pieuse avidité. A l’étonnement des frères succède une exaltation délirante ; c’est à qui se lancera dans le gouffre, c’est à qui mettra la main sur les mets les plus nuisibles, les plus répugnans. En un moment le repas infernal est terminé. L’empereur, ébahi, en reste pour sa honte et pour les frais de son abominable cuisine.

L’Européen qui traverse de nos jours les marchés de l’Algérie est attiré assez souvent par le fracas du tambour de basque, par les miaulemens saccadés et sauvages d’une flûte en roseau. Cet orchestre est celui des frères de Sidi Aïssa, qui donnent à la foule une représentation du beau trait de leur grande sainte. « Une sorte d’inspirée, dit M. de Neveu, visage découvert, tête nue, cheveux épars, représente Lella Khamsia. Elle prend dans ses mains des couleuvres et des serpens, les agite devant le public, les place dans sa bouche et autour de son cou en faisant mille contorsions. » Le narrateur ajoute que les Aïssaoua ont l’art de suspendre de temps en temps l’attention de la foule par des chants, des harangues ou des nouvelles qu’ils débitent, afin que la jongleuse ne devienne pas victime de ses exercices. Ce n’est plus par une ignoble comédie, mais par une scène d’une réalité dégoûtante, que le souvenir de Lella Khamsia est célébré dans la métropole de l’ordre. On assure qu’à Mecknès, à l’approche de la fête de maouled, les disciples fervens de Sidi-Aïssa se donnent rendez-vous à la grande mosquée de leur marabout. Là on creuse une fosse en mémoire de celle que fit préparer Mouleï-Ismaël. Des chameaux, des bœufs, des moutons, des chèvres, des oiseaux de basse-cour, offerts en don par les dévots, sont immolés, hachés en morceaux, et jetés dans ces fosses avec le sang, la peau, les os, les plumes. Les Aïssaoua, dupes d’eux-mêmes cette fois, commencent autour des fosses des rondes frénétiques, et lorsque les cris, l’agitation, l’ivresse du carnage, les ont poussés aux derniers paroxysmes de la fureur, ils se précipitent sur les débris crus et saignans des victimes, et les dévorent comme des chiens affamés.

La postérité de Lella Khamsia, qui s’est conservée jusqu’à nos jours dans le Maroc, y est l’objet d’une vénération superstitieuse. On lui attribue un assez triste privilège. Ceux qui descendent en ligne directe de la sainte viennent au monde velus comme des lions, et leur parole a tant de force et de rudesse, qu’on croirait entendre les rugissemens du roi du désert. A l’approche de l’anniversaire de la naissance du prophète, il s’éveille en eux des instincts carnassiers qui les rendent extrêmement