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redoutables. Ils se jettent sur les passans et les déchirent à belles dents, tant ils paraissent friands de chair humaine. On est obligé de les conduire dans la mosquée de Sidi-Aïssa, où on les tient à la chaîne pendant quarante jours. L’influence du lieu sacré les apaise, et on peut alors les approcher sans crainte. On ne reconnaît aujourd’hui que deux descendans légitimes de Lella Khamsia. On dit, dans le bas peuple, que l’un des deux a dévoré sa fille. Suivant une opinion plus modérée, la pauvre petite n’aurait pas été mangée, mais elle serait tout simplement morte de frayeur en entendant les rugissemens de son aimable père. Dans ces autres descendans de Lella Khamsia, que l’on montre à Tunis, il ne faut voir qu’une pâle contrefaçon de ceux du Maroc. Quand vient le grand anniversaire de la naissance du prophète, les Aïssaoua tunisiens ont coutume de promener dans les rues des hommes presque nus, avec des membres velus et des cheveux flottans comme une crinière. La coquetterie de ces malheureux est de paraître atroces. Ceux qui les conduisent agitent autour d’eux des drapeaux, et poussent des cris sauvages auxquels se mêlent ceux de la populace. Aucun acte de férocité n’ensanglante la cérémonie. Toutefois il ne serait pas sans danger pour un chrétien ou un juif de rencontrer l’ignoble cortége.

De tous les khouan de l’Algérie, ceux de Sidi-Aïssa sont les moins inquiétans pour la domination française. L’abjection, la stupidité de leurs pratiques, éloignent tout danger sérieux, et, s’ils étaient dignes de quelque surveillance, ce serait seulement en leur qualité d’espions et de colporteurs de nouvelles. La crédulité niaise qu’ils obtiennent de la foule sera peu à peu ébranlée par le scepticisme ironique des Français.

Il reste à mentionner, à la suite des confréries musulmanes, une secte schismatique, qu’on pourrait comparer avec les vaudois du catholicisme, ou les indépendans de la réforme : ce sont les Derkaoua, affiliation politique, organisée comme les ordres religieux, et animée d’ailleurs d’un fanatisme non moins virulent. Les traditions varient sur l’établissement de la secte. Les uns l’attribuent à un certain Sidi-Ali-el-Djemal, mort depuis un siècle seulement ; les autres lui assignent une institution plus ancienne et plus illustre en rattachant leur origine à celle des frères de Mouleï-Taïeb. Dans cette seconde hypothèse, les Derkaoua formeraient une dissidence, ou, pour parler le langage du monachisme chrétien, une réforme de l’un des plus grands ordres du mahométisme. Le nom de la secte, qui ne consacre pas celui du fondateur, est encore une énigme pour les savans. Le mot derkaoui (au pluriel derkaoua) viendrait-il de Derka, petite ville marocaine située à trois journées de Fez, et berceau présumé de l’institution ? Faut-il entrevoir l’étymologie dans un mot arabe qui signifie chiffon, lambeau, et faire de derkaoua un sobriquet dont le sens serait les rapiécés, parce que ces