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encore que quinze ans. — Je ne m’y oppose pas, mais c’est à une condition, dit son père en parlant à Charles Alleman, lieutenant-général de la province, c’est qu’à sa première affaire mon fils vous amènera un prisonnier. — Je vous le jure, répliqua le jeune baron en sautant sur son épée. Et il partit, ayant donc pour premiers maîtres à la guerre Lautrec et Charles Alleman. Devant Alexandrie en Piémont, son corps se trouva bientôt en présence d’un bataillon de lansquenets. Des Adrets, sans calculer le danger, s’élance sur le chef, l’arme haute, lui criant de se rendre.

— À vous ?

— À moi.

Et d’un coup de sa large épée il menace l’épaule et va frapper la cuisse du chef des lansquenets, étourdi de la vigueur, de la promptitude de son adversaire. Il prend ensuite le cheval de celui-ci par la bride et l’entraîne au galop au milieu des Français. Alors il se découvre et dit à son prisonnier, honteux de voir le visage d’un enfant : — Je vous remercie beaucoup, capitaine. Vous m’avez rendu un bien grand service ; vous êtes cause que j’ai tenu parole à mon père.

— Et qu’aviez-vous promis à votre père ?

— De faire un prisonnier.

— Il est heureux que vous ne lui ayez pas promis de me faire passer par une arquebusade.

— Vous y auriez passé, capitaine.

Alleman, le capitaine du baron, le présenta ensuite à Lautrec, qui l’embrassa et voulut l’avoir à son côté, lorsqu’il fit son entrée triomphale dans Gênes vaincue, soumise aux Français. L’histoire ne nous fait pas faute de récits touchant les plaisirs de tous genres que les Français goûtèrent chaque fois qu’ils soumirent l’Italie à leur domination. Le refrain d’une vieille chanson le prouve, en prouvant aussi que le commerce avec les Indes n’était pas très étendu à l’époque où eut lieu l’expédition dont le baron des Adrets faisait partie. Voici ce refrain :


            Qui ne connaît Gênes la belle,
Point ne connaît le goût de la cannelle.


Or, à cette époque, les Français en garnison à Gênes mangeaient le plus de cannelle qu’ils pouvaient dans les palais des nobles seigneurs et dans les maisons ouvertes, leur amabilité dangereuse. Quel officier un peu bien tourné de sa personne, un peu riche de quelques pièces d’or, n’était pas pris dans le réseau d’une intrigue ou d’une passion ? Le soir, dans l’ombre, le froissement des étoffes lamées de Venise se mêlait au cliquetis d’acier des brassards et des cuissards ; le vin chaleureux de la Pouille croisait son parfum avec celui des fleurs de Voltri, balancées au corsage des brunes demoiselles ; c’étaient ici soupirs d’amour, là