Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/620

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jurons de soudarts ; tout regard était désir, toute bouche chanson, toute main douce étreinte.

Pendant une soirée de ce joyeux séjour des Français à Gênes, le capitaine Charles Alleman, qui ne se refusait pas non plus les petites douceurs de la conquête, passait en se promenant sur le quai de l’Acqua-Verde. Il aspirait, après un repas un peu vif, un peu prolongé, des gorgées d’air marin, et tâchait de rendre à ses jambes une élasticité et une rectitude compromises par le poids inusité de sa tête. Tout à coup un rayon d’étoile tombé sur une lame d’acier lui fait soupçonner la présence d’un de ses soldats dans cet endroit pourtant bien solitaire, sur cette promenade éloignée de tout bal public, de tout cabaret, de tout divertissement. Le capitaine approche, et il reconnaît dans l’homme, qui était en effet un Français de la garnison, le jeune baron des Adrets ; il était assis et pensif au bord de l’eau, si distrait en ce moment qu’il n’entendit pas venir à lui.

— Est-ce vous, de Beaumont ?

— Qui est là ? répond le jeune homme en sursaut.

— Votre capitaine. Et que faites-vous donc là ? vous pêchez sans filet. — Oui, je pêche, mon capitaine.

— Et à quoi donc ?

— Aux pensées.

— Voilà qui est drôle, mon petit gentil baron. Et à quoi pouvez-vous penser, si ce n’est au plaisir à votre âge ? Pourquoi n’êtes-vous pas avec tous vos camarades dauphinois, qui font de Gênes depuis six mois le plus joyeux enfer dont je me souvienne ? Trouvez-vous que le vin qu’on boit à Gênes ne mérite pas votre estime ?…

— Je ne bois pas de vin, capitaine.

— Vous ne buvez pas de vin !… Vous oubliez le respect qu’on me doit pour me parler ainsi.

— Je ne bois que de l’eau, si vous l’aimez mieux.

— De l’eau ! Et vous venez donc ici visiter votre cellier ?… De l’eau !… ah ! de l’eau ! murmura le capitaine en ricanant, en riant, en se frottant les mains… Va pour de l’eau ! ajouta-t-il, mais Gênes, outre le vin, a d’autres plaisirs que sont en train de goûter en ce moment vos camarades … Ils dansent.

— Je ne danse pas, capitaine.

— Ils jouent !

— Je ne jouerai jamais.

— Ils aiment… Et que diable ! si vous voulez être soldat, il faut bien que vous ayez quelques-unes des qualités qui font le soldat. Bayard lui-même, mon excellent parent, notre compatriote (Dieu depuis trois ans ait son ame !), Bayard…

— Bayard ne buvait pas, capitaine.