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d’attention. Ce qu’on peut dire de mieux de son caractère, c’est qu’il n’est ni méchant, ni cruel ; il est même généreux en une certaine manière, quoique rapace à l’excès. »

Telle est la triste impression que M. Brooke emporta du caractère du sultan, après l’avoir pratiqué plusieurs jours. Joyeux et fier du succès de son voyage, le nouveau rajah revint triomphant à Sarawak, où il fut reçu avec un certain appareil. Il voyait que sa situation, réunissant le fait et le droit, était désormais assurée. Comme tout gouvernement nouveau, il songea d’abord à se débarrasser des adversaires qui auraient contrarié ses desseins ; il donna à Macota, toujours hostile à l’établissement d’une domination étrangère, l’ordre de s’éloigner. Un peu plus tard, après l’arrivée du navire le Samarang, il reconduisit lui-même à Borneo le prince Muda-Hassim, qui reprit à la cour une influence souveraine et y devint l’appui des intérêts britanniques. Pendant que le steamer le Phlegeton visitait l’île de Laboan, M. Brooke, profitant des circonstances, utilisait encore ce second voyage dans son intérêt particulier. Ses fonctions de gouverneur étaient converties par le sultan en un titre irrévocable et perpétuel, à l’abri des intrigues et des disgraces : concession énorme, qui élevait dans l’état une souveraineté nouvelle. A peine peut-on, depuis cette époque, considérer la province de Sarawak comme une dépendance de l’empire. C’est plutôt un état tributaire ; c’est un fief, si l’on veut, mais un fief d’autant plus libre de tout lien féodal, que son maître est placé sous l’égide de la Grande-Bretagne. La province de Sarawak ne le cède en richesse à aucune autre région de l’île. Le commerce de l’intérieur peut y affluer aisément par la rivière Pontiana, dont elle n’est pas éloignée.

M. Brooke justifie-t-il son étonnante fortune ? Quel usage fait-il de sa puissance ? Est-il seulement inspiré par la passion du gain comme un marchand parvenu ? Se préoccupe-t-il, au contraire, du sort des indigènes et de leur avenir ? songe-t-il véritablement à répandre les idées de la civilisation chrétienne ? En un mot, quel est son rôle sur cette terre sauvage, au milieu de peuples enfans dont l’état réclame une longue et patiente initiation avant d’arriver à la vie civile ? Il serait impossible d’apprécier son action sans connaître l’état moral et politique du pays, les races diverses qui l’habitent et la profonde anarchie de cette société barbare sous le gouvernement du sultan.

La licence des pangerans ou officiers du prince n’a point de frein à Borneo, le peuple ne jouit d’aucune protection. Les droits du faible ne sont point défendus, les excès du fort nullement réprimés. Une incertitude perpétuelle plane sur l’existence des populations. Tantôt les tribus se font la guerre entre elles, tantôt elles subissent les incursions des pirates, tantôt elles sont pillées ou rançonnées par les pangerans eux-mêmes ou par des agens subalternes. Le sultan possède le pouvoir absolu, ses