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lence inconnue, dédaigna toutes défenses, se fit nationale, et Ferdinand VII, plus tard, la sanctionna en fondant à Séville une école de tauromachie.

Telle est en résumé, monsieur, l’histoire des combats de taureaux ; vous savez leur origine et les modifications successives que leur ont fait subir les circonstances. Pour vous donner une idée de ce qu’ils sont aujourd’hui, je vais maintenant vous faire assister, autant qu’il sera en moi, à la plus belle corrida dont j’aie été témoin, c’est-à-dire à la dixième de la saison dernière. Le souvenir est récent, comme vous voyez, et mon récit sera bien maladroit s’il ne vous fait pas comprendre, excuser et même partager, jusqu’à un certain point, cette passion pour les taureaux qui possède les Espagnols, et peut-être plus encore les étrangers qui les visitent.

Au mois de mai dernier, j’étais parti de Paris pour Madrid ; c’est une promenade. Cinq jours, heure pour heure, après avoir quitté la place de la Madeleine, je traversais la Puerta del Sol. Madrid, à mon goût, est une triste ville, assise prosaïquement au milieu d’un désert de blés, à cent lieues de tout ombrage, ou mieux, de tout arbre ; ses rues silencieuses n’ont pas grand caractère, on y voit rouler quelques laides voitures, plus laides même que partout ailleurs ; les hommes qui passent ressemblent fort à ceux qui se croisent en ce moment sous votre fenêtre ; les femmes n’ont pas de chapeaux, j’en conviens, elles portent une mantille noire, et ont toujours l’air d’aller au bal de l’Opéra. Les maisons sont peintes en rose tendre, en vert céladon, ou en jaune abricot, et l’on entend de tous côtés le chant des cailles suspendues au-dessus des portes dans leurs cages d’osier ; mais rien de tout cela n’empêche l’amateur de couleur locale de comparer en pensée la capitale de toutes les Espagnes à Nancy ou à Toulouse. J’étais arrivé un vendredi, jour néfaste ; il pleuvait à torrens, et pendant long-temps le ciel espagnol, sans souci de sa réputation, continua de faire ruisseler sur mon petit balcon de la Fonda de Paris des averses effroyables. Une crainte secrète m’empêchait de prendre philosophiquement mon parti des rigueurs de l’atmosphère. Mon premier soin en arrivant avait été de demander le jour des combats de taureaux ; c’était le lundi, avais-je appris, tous les lundis, à cinq heures du soir, quand le temps le permet (si el tiempo lo permite), et je tremblais que le temps ne retardât indéfiniment un des plus vifs plaisirs que je me fusse promis. Par bonheur, il n’en fut rien. Au jour dit, le soleil se leva radieux dans un ciel éclairci, et j’allai de grand matin chercher un billet au bureau de la Puerta del Sol. Jamais représentation à bénéfice, soit dit en passant, n’a attiré au bureau de location de la salle Ventadour une foule aussi nombreuse que celle qui assiégeait ce despacho. J’obtins avec toutes les peines du monde un billet de palco et une affiche. Ce billet de première coûte, à Madrid, 14 réaux,