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genres. Cependant cette satire affectionna encore une autre forme, celle des sirventes ou sirventois. Plus tard on élargit l’extension de ce mot ; mais dans l’origine il désigna toujours une chanson guerrière, souvent une franche provocation, une invective à bout portant dirigée par et contre un homme d’armes (serviens). Ainsi Richard-Cœur-de-Lion et le dauphin d’Auvergne échangèrent des sirventes. Le premier de ces princes, du fond de sa prison, adresse un sirventois à ses barons déloyaux qui laissent languir dans un cachot celui qui eût tout sacrifié pour délivrer un seul d’entre eux. Nous avons encore les sirventes de Bertram de Born, de Bernard Arnaud et de plusieurs autres troubadours. Ils sont plus rares au nord de la Loire. Les trouvères n’étaient pas chevaliers.

Si l’on excepte ces sirventes guerriers, la première période de l’histoire des troubadours du XIe au XIIIe siècle n’est guère remplie que de doux chants d’amour. C’est le temps des cours plénières et des somptueuses fêtes ; les poètes sont alors des châtelains, des princes, ou leurs heureux commensaux : c’est Guillaume, comte de Poitou et duc d’Aquitaine ; c’est Ebles, vicomte de Ventadour ; c’est Ogier, seigneur de Vienne. Mais après l’extermination des Albigeois, après les désastres des croisades et des vêpres siciliennes, le beau ciel du Languedoc semble tout à coup obscurci. Les seigneurs sont ruinés, les riches maisons éteintes, les cours d’amour restent muettes, les portes des châteaux fermées ; les troubadours ne voyagent plus. Leur imagination a défleuri, et s’est chargée de fruits amers. Une longue et lamentable histoire, la Chronique des Albigeois, nous fait entendre l’écho de la lutte sanglante du midi et du nord, le cri de mort de la civilisation et de la poésie provençales. Adieu les riantes pastourelles et les douces rotruenges

Je vois finir à toujours
Et joie et douces amours,


dit le troubadour Cercamons. Son disciple Marcabrus, enfant abandonné, élevé par la pitié d’un riche Toulousain, ne chante que pour maudire les femmes et l’amour :

Marcabrus, pauvre fils de Brune,
Sut, hélas ! comme amour s’en va ;
Il n’aima jamais femme aucune,
Aucune femme ne l’aima.
Amour de nos jours est traîtresse ;
Elle mord dans son doux ébat ;
Si parfois sa langue caresse,
C’est rudement, comme le chat.


Chez Marcabrus comme chez plusieurs de ses contemporains, l’amour est remplacé par la satire. Il gémit sur l’anéantissement des Béranger de Provence, des Raymond de Languedoc ; il déplore surtout l’accroissement de la puissance des Français et de la monarchie capétienne. « Le monde est à présent encombré par un grand arbre dont la racine est perversité : rois, comtes, amiraux et princes sont suspendus à ses rameaux. »

On juge bien que la poésie mourante du midi n’épargne pas l’église, par qui elle meurt. Tout le monde connaît le fameux sirvente de Guillaume de Figueras ; on sait quel magnifique effet produisent ces vingt strophes, commençant