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contait si bien. Il disait « du prud’homme qui rescolt son compère de noyer, ou du chevalier qui oait la messe, parfois aussi du vilain qui gagna paradis en plaidant, ou du provoire gourmand qui mangea des mûres et resta pendu au mûrier. » Pour peu que le vin fût bon, le récit devenait plus malicieux. C’était la satire populaire.


III.

Nous avons déjà vu la satire attaquer successivement deux puissances, l’unité carlovingienne et la féodalité laïque. Suivons-la maintenant dans une troisième lutte.

La chevalerie une fois rejetée au second rang, le pouvoir véritable, vivant, c’est l’église. Elle siège sur le trône de France avec le second et le troisième roi capétien ; elle excommunie le quatrième, le contraint de déposer la couronne, et d’aller de ville en ville errant et presque fugitif ; elle insulte et menace le cinquième ; elle gouverne le royaume à la place du sixième qu’elle envoie guerroyer en terre sainte, et dont elle fait un moine, dit amèrement sa femme Éléonore ; elle excommunie encore le septième, et ses hardis empiètemens s’arrêtent à peine un instant devant la vertu et la sainteté de Louis IX. L’église est l’ame du moyen-âge : c’est elle qui rajeunit l’imagination des peuples par de naïves légendes, qui montre à leur courage de hautes entreprises, crée des lois, change les mœurs, imprime son cachet sur les arts, et, pareille à cet esprit divin dont nous parle un poète, se mêle à ce grand corps et en agite la masse. Eh bien ! aucune époque ne lança contre l’église plus d’attaques railleuses, plus de sarcasmes amers. Ce sont tantôt de malins fabliaux où l’on tourne en ridicule la licence des moines, l’avarice des provoires et leurs scandaleuses aventures, tantôt des chansons moqueuses ou des invectives violentes contre Rome, contre les abus et même contre les dogmes.

La raison en est simple : l’église, au lieu d’être, suivant son idéal divin, une société spirituelle et libre, était devenue un pouvoir ; elle ne contenait qu’en comprimant. Moins absolue, elle eût rencontré la résistance et la lutte ; souveraine, elle n’eut à craindre d’autre obstacle que la satire. La raillerie est la compensation de l’obéissance, l’expression légale du mécontentement ; c’est la soupape de sûreté. La chanson a toujours été en France le correctif naturel du despotisme : le moyen-âge déjà était une théocratie tempérée par des fabliaux. C’est ainsi qu’à Athènes le peuple se dédommageait de la soumission des camps par les railleries du théâtre : la comédie était un des contrepoids de la démocratie ; elle rétablissait l’égalité altérée par la nécessité du commandement. Les dieux eux-mêmes, gardiens officiels de la morale, magistrats de l’éternelle justice, ressortissaient à ce tribunal populaire, sans être moins respectés dans l’exercice de leurs divines fonctions. Aristophane raillait Jupiter Tonnant, comme il raillait Cléon le corroyeur ; et, si Cléon avait l’esprit assez mal fait pour s’en fâcher, Jupiter était trop bon citoyen pour n’en pas rire. Au moyen-âge, sans aller tout-à-fait aussi loin, les choses, par une nécessité logique, suivaient la même pente. La moquerie avait d’autant plus beau jeu avec le clergé, que le dérèglement des mœurs contrastait d’une manière plus piquante avec la sainteté des devoirs. Le ridicule naît toujours d’une prétention manquée. Quelquefois cette