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changea la forme et l’emploi du monachisme ; elle lança sur le monde des ordres nouveaux d’une martiale allure. Milice intrépide et docile, les dominicains et les franciscains s’avancent, prêts à tout, armés à la légère, avec leur besace et leur froc, sans réserves, sans provisions, vivant comme les oiseaux du ciel ; il faut les excommunier pour leur faire accepter la propriété de leur nourriture, ce qui ne les empêcha pas de posséder bientôt en commun d’immenses richesses. C’était l’avant-garde pontificale, la partie la plus ecclésiastique de l’église : l’esprit d’innovation ne s’y trompa pas. Comme les moines portaient un nom et un habit distincts, on pouvait les attaquer sans attaquer le clergé ordinaire : c’était frapper l’église sans en sortir, faire la guerre sans la déclarer. L’opinion dissidente s’empara de cette position commode ; beaucoup le firent par instinct, sans calcul, sans se l’avouer bien clairement à eux-mêmes, comme agissent ceux qui commencent les révolutions. L’université luttait contre les moines dans l’intérêt de ses privilèges ; la société laïque, tout ce qui écrit, tout ce qui pense en français, se jette de ce côté, et une discussion pédagogique devient une question sociale.

Le Roman de la Rose, insipide allégorie de vingt-deux mille vers, œuvre de décadence, quoi qu’en ait dit un critique aussi paradoxal que spirituel, triste fruit de la vieillesse d’une poésie qui avait produit les chansons de gestes, lourd monument d’une société pédante succédant à la société chevaleresque, doit à la satire des moines quelques-unes de ses meilleures peintures, celle de Papelardise par Guillaume de Lorris, et celle de Faux-Semblant par Jean de Meung.

Le véritable type de ces lettrés adversaires des moines et du clergé, c’est le trouvère Rutebeuf. Plébéien d’origine, clerc par le savoir, laïque par l’habit, quand il en avait un, pauvre existence vagabonde, pour qui la société n’avait pas encore de place, Rutebeuf semble appeler de toute sa misère l’époque bien lointaine où la pensée sera un service public rémunéré par le pays. En attendant, c’est au roi, c’est aux seigneurs qu’il demande le pain de chaque jour ; mais le roi, mais les grands ont bien autre chose en tête que le pauvre Rutebeuf, et, s’il vit de leurs générosités, il peut mourir de leur oubli. Le pis est qu’il ne mourra pas seul : le pauvre poète a eu le tort de croire encore qu’il était homme, et a fait l’imprudence d’avoir une femme, des enfans. Il est sans cotte, sans vivres, sans lit, toussant de froid, bâillant de faim. Il n’est si pauvre que lui de Paris à Senlis ; depuis la ruine de Troie, on n’en a pas vu de si complète que la sienne. Pour comble de malheur, il perd l’œil droit, son bon œil ! Le propriétaire réclame les termes échus, misère toute moderne pour la poésie, et la nourrice du petit enfançon veut de l’argent, sans quoi elle le renverra braire à la chambrette paternelle. Peut-être Rutebeuf charge-t-il un peu la peinture de sa pauvreté, moins pour la rendre touchante que pour lui donner une nuance comique ; car, s’il veut obtenir quelque chose de ses riches protecteurs, il s’agit moins de les attendrir que de les amuser.

Il faut pourtant avouer que la conduite de Rutebeuf n’est pas irréprochable. Il tente souvent avec témérité ce sort qui le traite si rudement. « Les dés me tuent, dit-il ; ils m’ont enlevé ma robe. » C’était un pauvre larcin. Au milieu de sa détresse, sa verve ne l’abandonne pas. Il trouve des traits sanglans contre les prélats, les papelards et les béguins. Il sait que le roi les protège : n’importe. Il aime mieux perdre la protection du roi qu’une malice.