ce qui n’est pas la morale. Maligne plus que méchante, elle sourit plus qu’elle n’attaque : mais son sourire frappe de mort ; c’est l’arrêt du bon sens. Composée souvent pour le peuple et contre ses oppresseurs, elle exagère quelquefois sa gaieté ; elle descend au cynisme pour plaire davantage à l’un sans éveiller les soupçons des autres. C’est par sagesse qu’elle va jusqu’à la licence. Elle amène successivement sous nos yeux tous les abus, c’est-à-dire, hélas ! tous les pouvoirs. Ses monarques sont de très respectables géans, mais qui semblent un peu trop lourds pour être fort actifs. Quant à ces princes secondaires, « ces diables de gens ne savent ni ne valent rien, sinon à faire maux ès pauvres sujets, et à troubler tout le monde par la guerre, pour leur inique et détestable plaisir. » Aussi, dans sa fureur, elle taille en pièces tous ces dipsodes, et déconfit subtilement plus de six cent cinquante-neuf chevaliers. Elle maudit, l’impie ! « ces bons pères mendians, cordeliers et jacobins, qui sont les deux hémisphères de la chrétienté, et par lesquels tout l’anatomique matagrobolisme de l’église romaine se trémousse. » Elle veut « exterminer les abus d’un tas de papelards et faux prophètes qui ont, par constitution humaine et inventions dépravées, envenimé tout le monde. » Elle jette en passant une raillerie peu amère sur les « écoliers de l’alme, inclite et célèbre académie que l’on vocite Lutèce. » Puis elle nous montre, au bas du tableau, un personnage pour qui elle manifeste une vive sympathie. C’est un pauvre hère qui n’est ni clerc, ni chevalier. Livré dès sa naissance à la tyrannie d’autrui, destiné à vivre dans une éternelle dépendance, il a jusqu’à présent peu de ressort dans l’ame. Toute sa valeur est dans son esprit fin, habile et moqueur. « Il est sujet à cette maladie qu’on appelait en ce temps-là faute d’argent, » ce qui ne l’empêche point d’être « pipeur, buveur, batteur de pavé, au demeurant le meilleur fils du monde. » C’est le vilain, l’enfant du peuple ; c’est Rutebeuf, c’est Guyot, c’est Villon. Tel qu’il est, avec tous ses vices et toute sa couardise, il n’en demeure pas moins à la place d’honneur, c’est à son profit que tout marche, que tout s’agite ; c’est pour lui que parlera l’oracle final ; il est le véritable héros de notre épopée fantastique.
Mais que dis-je ? cet ensemble imaginaire que je compose à loisir avec les traits épars de la satire du moyen-âge n’est-il qu’un jeu de ma pensée ? N’ai-je pas été presque contraint, pour en donner l’idée, de copier quelques traits d’un immortel ouvrage ? Elle existe en effet, cette satire vivante, cette épopée burlesque, écrite par une seule main, dirigée vers un seul but, quand elle a un but. Je l’aperçois au-delà des limites de mon sujet. Elle ouvre le XVIe siècle, comme pour initier les temps modernes à la malice profonde de nos pères, et transmettre l’héritage de Rutebeuf à Régnier, à Molière, à La Fontaine. Hardie, populaire, cynique même par goût et par prudence, elle a conservé la rude franchise de son origine. Seulement elle y joint un élément inconnu à nos simples trouvères : à la netteté de ses peintures, à l’étendue de ses horizons, à la fermeté de son style, on s’aperçoit que l’esprit de la renaissance commence déjà à souffler, et que la tradition antique s’unit harmonieusement à la verve gauloise dans le roman de maître François Rabelais.