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nouvelle patrie, c’était pour eux un sceau indélébile d’avilissement, une cause permanente de misère. On conçoit facilement à quel point cette intempérance universelle dut nuire à tout progrès politique en Irlande. Les patriotes irlandais le reconnaissaient si bien eux-mêmes, qu’en 1798, lors du soulèvement projeté dont lord Fitzgerald devait être le chef, on fit jurer à tous les affiliés de s’abstenir de whisky. Pendant six mois, les pauvres paysans irlandais se privèrent, par patriotisme, de leur boisson favorite ; et c’est, dit-on, le déficit sur le revenu de l’accise, causé par cette sobriété inusitée, qui donna l’éveil au gouvernement anglais sur les événemens qui se préparaient. La conjuration avortée, les paysans retournèrent à leurs vieilles habitudes.

Quelques détails sur les mœurs irlandaises d’avant la réforme pourront faire comprendre l’état de dégradation dans lequel ce malheureux peuple était tombé. Nulle part peut-être on n’est plus hospitalier qu’en Irlande, nulle part l’on n’est moins égoïste dans ses jouissances, et l’on ne convie plus volontiers le prochain à les partager. Il n’y a pas vingt ans encore, dans toute famille pouvant tenir maison, on se faisait un point d’honneur de ne pas laisser partir ses hôtes sans les avoir complétement grisés ; refuser de boire à toute outrance et de faire raison à chaque santé, c’était une grave injure que l’amphitryon eût vengée sur-le-champ à coups de poing, ou par un duel le lendemain. Les dames rentrées dans leur appartement après le dessert, la séance bachique commençait pour les hommes. Le maître de la maison donnait un double tour à la serrure, mettait la clé dans sa poche, et il n’était plus permis à personne de sortir. Les vins d’Oporto, de Sherry, de Bordeaux, circulaient sans relâche, puis venaient les toasts avec le punch au whisky, jusqu’à ce que tous les convives eussent glissé sous la table, où la plupart achevaient la nuit côte à côte sur le parquet. À la promenade, il était de mode de porter dans sa poche un flacon plat rempli de whisky. Sous prétexte de se préserver de l’humidité, pour peu que le temps fût pluvieux, outre les gorgées d’eau-de-vie prises à l’intérieur, on avait la précaution d’en verser un petit verre dans chacune de ses bottes « pour fortifier le jarret. » S’agissait-il d’une partie de chasse, le déjeuner était tellement arrosé de punch froid, qu’une irrésistible envie de dormir ne tardait pas à s’emparer des chasseurs ; oubliant renards et lièvres, ils se débandaient, et chacun allait de son côté faire la sieste dans le creux de quelque tourbière desséchée. Des scènes semblables se passaient aux wine parties, parties de vin, aux steeple chases, aux parties de pêche appelées parties au saumon rôti. » On peut voir dans les mémoires de sir Richard Barrington, membre du dernier parlement irlandais (1800), un curieux échantillon des mœurs de l’époque ; l’auteur raconte comment son père et lui, avec sept de leurs amis, passèrent une semaine enfermés dans un chenil, vivant