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Le taureau culbuta cinq ou six chevaux et reçut les banderillas. Tous les connaisseurs l’avaient jugé fourbe comme son prédécesseur, quand, au signal de la mort donné par une fanfare, un sobresaliente prit l’épée du matador. A la manière dont ce jeune homme maniait la muleta, je devinai, quoique novice, qu’il savait mal son métier, et j’eus peur, j’en conviens, quand je le vis passer à plusieurs reprises la main sur son front pour essuyer les gouttes de sueur froide qui coulaient le long de ses tempes. Le Chiclanero se tenait auprès de lui et l’encourageait. Ses conseils furent inutiles. Un instinct effrayant, mais naturel, entraînait du côté de la balustrade le matador inexpérimenté ; il croyait voir en elle une sauvegarde, tandis que son voisinage, au contraire, ajoutait au péril, puisqu’elle lui coupait, de ce côté, toute retraite. A la première passe, le taureau rasa de si près son maladroit agresseur, qu’il le fit chanceler ; à la seconde, il le culbuta, et, revenant sur lui, il plongea sa corne dans une cuisse du malheureux jeune homme et le cloua contre la barrière. Ce fut un horrible spectacle, et je vois encore cet homme livide appliqué par la corne du taureau contre ce mur de bois rouge, à six pouces de terre, et ses pieds immobiles qu’une contraction nerveuse venait, comme cela arrive toujours, de déchausser. Le Chiclanero, sans hésiter, se jeta sur le taureau, l’empoigna par la corne gauche, le força de lâcher prise, et détourna sur lui sa rage ; puis, il ramassa l’épée et la muleta, et deux secondes plus tard le banderillero était vengé. On emporta le sobresaliente. Pas une goutte de sang ne sortait de sa cuisse. La corne du taureau est si brûlante, qu’elle cautérise en perçant, assure-t-on, et c’est là ce qui rend si dangereuses ces sortes de blessures. En voyant emporter le banderillero évanoui, tout mon sang s’était figé dans mes veines, et je me demandais s’il n’était pas irréligieux et inhumain d’encourager par sa présence de pareilles tragédies. A ma grande surprise, mes voisins ne partageaient aucunement mon horreur. Autant le danger qu’avait couru le Chiclanero à la première course avait ému la foule, autant la blessure du sobresaliente la laissait indifférents. — De quoi s’était-il mêlé ? s’écriait-on ; ce n’était pas son affaire ; qu’il se fît tailleur ou bottier, ou qu’il apprît mieux son métier - Auprès de moi était une jeune femme aux longs yeux noirs, « pâle comme un beau soir d’automne, » qui lorgnait les spectateurs plus que le spectacle ; à la vue du blessé : Que tontito (quel petit imbécile) ! dit-elle en étouffant du bout de son éventail un joli bâillement.

Le Chiclanero abattit les quatre taureaux suivans avec une telle habileté, que la foule le proclama le second torero d’Espagne. Sa réputation a été toujours croissant depuis cette époque, et je sais plus d’un aficionado qui le compare et même le préfère intérieurement au grand Montés lui-même. Nul toutefois n’ose le dire, car on impose difficilement à la foule un nouveau talent ; elle sacrifie long-temps toute jeune gloire à une autre gloire admise ; si l’on peut chercher ailleurs des points