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Notre place est au Rancho, qui sera sans doute bientôt attaqué. Il est onze heures : dans trois ; nous partirons ; que chacun aille se reposer pour se trouver sur la place au moment désigné. — Puis, se retournant vers moi : Seigneur français, me dit-il en son langage pompeux, vous êtes fils d’un pays guerrier, voulez-vous être des nôtres ? Si vous en revenez, ce que vous aurez vu vaudra la peine d’être raconté.

J’aurais voulu, je l’avoue, pouvoir décliner cet honneur ; mais après tout, comme il y avait autant de danger à rester qu’à marcher en avant, je maudis de nouveau l’inhospitalité de mon compatriote, et j’acceptai.

— Un dernier choc des verres, s’écria Ochoa, et puissions-nous demain nous retrouver tous en ce même endroit pour boire à nos succès et à la gloire de la nation mexicaine !

Les verres retentirent de nouveau ; le vieux sergent fut réveillé de son assoupissement et se leva en murmurant les noms de Napoléon et de Santa-Anna ; puis, chacun à son tour quitta la table pour se préparer aux dangers de la nuit.

Cependant la nouvelle de l’attaque prochaine que méditaient les Hiaquis s’était répandue dans Guaymas. La consternation s’était accrue par les récits de plusieurs personnes qui, leur ayant heureusement échappé, vinrent annoncer que les bataillons indiens couvraient les bois et les plaines, et que, si par malheur le Rancho, qui était comme une citadelle avancée, venait à être emporté, c’en était fait de Guaymas. Malgré l’heure de la nuit, personne n’était couché. Comme les ténèbres grossissent toujours la peur, chaque fois que quelque rumeur inséparable de la confusion s’élevait dans une des rues les plus éloignées, on s’imaginait entendre les hurlemens des Indiens et les voir déboucher au cœur de la place ainsi que des démons déchaînés. Les femmes et les enfans se disposaient à aller chercher un refuge à bord des navires étrangers ou caboteurs et au milieu des îles qui forment l’enceinte du port ; les hommes préparaient leurs armes pour la défense.

A deux heures, chacun fut exact au rendez-vous. Au milieu d’un ciel brillant d’étoiles, la lune allait se coucher derrière cette couronne de créneaux qui domine Guaymas ; ses rayons tombaient obliquement sur le port, dont ils éclairaient les eaux limpides, et qui eussent paru stagnantes sans la frange d’écume que le flux poussait sur la grève au pied des rochers et parmi les tiges des mangliers. La masse noire des navires à l’ancre se dessinait sous l’île du Venado, qui ressemblait dans l’ombre à un gigantesque navire échoué. Des pirogues, des canots chargés de femmes et d’enfans, se croisaient sur la rade, en laissant après eux un long sillage phosphorescent, une traînée scintillante comme la flamme du punch. Des feux brillaient dans les îles, sur la cime des palmiers aux feuilles aiguës et des goyaviers en fleurs ; des nuages de fumée glissaient, chassés par la brise. Des essaims de mouettes