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des questions cependant restaient à résoudre, mais à toutes les interpellations qu’on adressait au pouvoir, on crut répondre en montant au Capitole, et la foule se tut et suivit. Cependant Abd-el-Kader ne tenait pas sa défaite, comme nous autres notre victoire, pour un fait accompli et immuable. Il profitait des loisirs que lui faisait notre quiétude au milieu du triomphe, notre timidité dans les arrangemens diplomatiques, pour reprendre secrètement à la fortune quelques-uns des avantages qu’elle lui avait enlevés avec éclat. Comme le vaillant assiégé répare pendant la nuit et en silence la brèche que le canon a faite pendant le jour à ses remparts, Abd-el-Kader travaillait sourdement à retirer de dessous les décombres quelques débris de son établissement, à les transporter sur le sol du Maroc, et à les y asseoir dans un ordre pareil à celui d’autrefois. Sur cette terre encore ferme sous ses pas, qui avait été le berceau de sa famille et devenait son asile, il s’ingéniait à reconstituer dans de moindres proportions, et avec des élémens choisis et épurés, une nouvelle patrie à l’image de celle que la force lui arrachait, mais que sa volonté cherchait à lui rendre. Il transportait au-delà de la frontière française une jeune Algérie qui devait avoir, comme l’antique Janus, deux faces, tournées l’une vers l’Algérie française, l’autre vers l’empire du Maroc, toutes les deux guerrières et menaçantes. Qui a sondé la pensée de cet homme ? qui a mesuré l’étendue de son ambition ? Sait-on s’il ne voyait pas dans l’avenir le centre mahométan qu’il fondait sur le roc des plus âpres montagnes et au milieu des populations les plus farouches attirant à soi, de l’est et de l’ouest, et les populations honteuses du joug chrétien et la partie la plus croyante et la plus énergique des sujets d’Abderhaman, jalouse de se retremper dans une vie austère et belliqueuse ? Alors il eût occupé une position formidable entre le chef abaissé et les ennemis de sa foi, et dressé un drapeau rival d’orthodoxie pour détourner vers ce signe nouveau les regards des fidèles, habitués à se porter ailleurs, imitant ce roi d’Israël qui avait bâti un temple sur la route de celui de Jérusalem.

Mais c’est peut-être à tort que les oisifs supposent aux hommes pratiques d’aussi vagues horizons. Les premiers, que rien n’arrête dans leur puissance d’expansion, sont entraînés par la force logique au-delà des limites du nécessaire jusqu’à celles du possible. Leur pensée tend à se développer en une sphéricité parfaite ; c’est l’onde qui, formée au milieu des mers par l’impulsion du moindre accident, va toujours agrandissant son cercle, jusqu’à ce qu’elle rencontre le rivage. L’homme mêlé aux affaires positives et à la vie de ses semblables, qu’il veut diriger, est contenu par la réalité en des efforts plus serrés et plus efficaces, et, s’il va loin, ce n’est pas qu’il se soit mesuré tout d’abord une carrière immense : c’est que du premier coup d’œil il a choisi la ligne qui passe par tous les buts à atteindre ; c’est qu’en portant son regard