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art et sans invention. On le voit, il manque toujours quelque chose aux écrivains que je viens de citer ; chez les uns, c’est l’amour, la sympathie sérieuse pour leur sujet ; chez les autres, qui savent aimer, ce sera l’imagination et la science du peintre. L’amour, au contraire, l’amour sincère et désintéressé de son pays, et, avec cela, un art très délicat, une habileté industrieuse qui se dérobe, voilà ce qui a valu aux Scènes de la Forêt-Noire de M. Auerhach un rapide et sérieux succès. Voici l’héritier d’Immermann ; comme les paysans de la Westphalie, les populations de la Forêt-Noire ont trouvé un peintre aimable et vigoureux. Il n’a pas fait de ses personnages les représentans d’un système ; il ne les a pas transformés en tribuns et en prédicans : il les a aimés, il les a peints sur sa toile avec leur physionomie franche et vraie, avec leur bonhomie caustique, avec leurs vices quelquefois, car il leur doit des conseils et des leçons. Le soldat et le bûcheron, le curé et le maître d’école, le villageois qui émigre, le séminariste qui regrette la maison paternelle, la jeune fille séduite, le vagabond, que sais-je ? ils y sont tous. Le tableau est vaste, compliqué, et présente plus d’un écueil. Immermann écrivait simplement un épisode ; ici, c’est toute une société, pour ainsi dire. L’auteur ne va-t-il pas se répéter ? Évitera-t-il la monotonie d’une inspiration unique ? Ces craintes sont permises ; cependant, lorsqu’on a vu, dès les premières pages, cette sobriété de détails, cet amour contenu, ces leçons directes ou cachées, ce sentiment populaire et libéral, discrètement ménagé, et qui anime toutefois ces vivans tableaux, on est vite rassuré ; cette tâche si difficile est confiée à un artiste sérieux qui la peut mener à bien.

Voyez d’abord ce brave Tolpatsch, le premier personnage mis en scène par l’auteur, et qui n’est pas le moins cher de ses amis, Tolpatsch, c’est-à-dire, en allemand, gauche, lourdaud. Son vrai nom est Aloys ; mais il est si embarrassé, si naïf, si peu dégourdi, le brave Aloys ! tout le village l’a baptisé de ce sobriquet. Il s’en fâche quelquefois, car le lourdaud a du cœur, et son histoire fait sourire et pleurer à la fois. Ce mélange de gaucherie et de bonté, de grossièreté et de délicatesse, les souffrances tour à tour burlesques ou sérieuses de ce cœur dévoué, tout cela a été rendu avec une rare habileté. Ce n’est pas tant une histoire qu’un portrait, une biographie rapide. Chaque trait est excellent ; l’enfance du Tolpatsch, sa passion timide pour la voisine Marianne, le départ pour l’armée, le baiser donné dans l’étable en présence des grands bœufs tout étonnés, le retour du Tolpatsch, sa douleur quand il entend publier à l’église le prochain mariage de Marianne avec George, son rival, ces détails et bien d’autres encore composent un ensemble gai et douloureux, où se montre déjà toute la finesse du peintre. Ce qui suit n’est pas moins aimable, et quand le Tolpatsch, après avoir émigré en Amérique, écrit à sa mère une lettre qui est un petit chef-d’œuvre