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de naturel et d’émotion sincère, on se prend à aimer, à admirer cette franche création de l’artiste. Ce n’est rien et c’est beaucoup ; point d’invention ambitieuse, point de fracas, mais des traits bien rassemblés et une figure vivante, d’une vérité singulière. Je serais embarrassé pour détacher une seule page de cette biographie ; tout s’y tient, tout s’y enchaîne avec une sobriété rare partout, et particulièrement en Allemagne. Et puis, ces choses vivent surtout par le style, par les ressources d’un récit industrieux et fin. Ce qui achève enfin de charmer le lecteur, c’est l’amour de M. Auerbach pour son héros, amour qui se trahit dans le récit même et se communique sans peine. Un généreux exilé, M. Venedey, me disait dernièrement qu’à son retour d’Angleterre, lisant le recueil de M. Auerbach, il avait été tout d’abord ravi par cette histoire du Tolpatsch. Cette excellente figure allemande, si franchement dessinée, l’avait touché au cœur, et il avait aussitôt pris la plume pour en remercier publiquement M. Auerbach. La vérité, en effet, a marqué ce portrait d’un signe qui ne s’oublie pas, et ceux qui l’ont vu peuvent répéter souvent les simples paroles qui ouvrent le récit du conteur : « Je te vois encore, bon Tolpatsch. »

La Pipe de guerre est un de ces récits sobres et fermes qui ont valu à l’auteur une réputation d’artiste. Il y a une science réelle dans ces compositions si nettes. Jean-George aime Catherine, et pour rester au logis, pour échapper à la conscription, il s’est fait sauter le doigt en mettant une double charge dans son vieux fusil. Il ne croyait pas mal faire, le pauvre Jean-George ; n’était-ce pas donner à sa fiancée une vive preuve de son amour ? Mais Catherine ne l’entend pas ainsi. Ce sentiment d’honneur qui a manqué à son amant, la noble fille le possède. Et comme elle souffre de cette lâcheté ! comme elle pleure bravement ! Ainsi commence l’histoire, et le sujet n’est autre chose, en effet, que l’éducation de Jean-George par Catherine. La supériorité morale de la femme disciplinant cette nature inculte et rude, voilà le thème que l’auteur a traité avec beaucoup d’art. Ce sujet est grand ; il a inspiré à d’éloquens romanciers plus d’un récit glorieux, et l’auteur de Mauprat y a puisé de vigoureuses inspirations. Ici, l’action ne se passe pas dans de si nobles sphères ; il n’y a pas de place sans doute pour les poétiques développemens ; cette naïve Edmée de village est cependant bien gracieuse. Le but que poursuit avec une réflexion si haute la généreuse maîtresse de Mauprat, elle l’atteint sans y songer, et dans des circonstances toutes populaires. Le plus terrible ennemi de Catherine, avouons-le, c’est la pipe de Jean-George ; elle finira par la lui enlever. J’aime cette petite scène flamande si bien contée ; Jean-George fume sa pipe devant la porte de Catherine, la pipe dont il est si fier, la plus belle pipe du village, et, tout en fumant, il regarde les blessés de l’armée de Moreau qui défilent dans la grand’rue. Un des soldats lui arrache lestement