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des grands vassaux ne percent que dans un court passage, celui qu’on aura remarqué sans doute, où le comte Ganelon adresse impunément au vieil empereur quelques paroles hautaines et offensantes ? Cela vient de ce que les plus anciennes chansons de geste du cycle de Charlemagne, composées sur les vieux chants populaires du IXe siècle, et pour de grandes réunions nationales, conservaient l’instinct toujours vibrant dans les masses de la grande unité française. Ce n’est qu’un peu plus tard, et dans des branches un peu postérieures du même cycle, dans les romans de Gérard de Roussillon, d’Élie de Saint-Gilles, des quatre fils Aymon et de Renaud de Montauban, composés sur des chants des Xe et XIe, pour les plaisirs et sous le patronage de puissans seigneurs féodaux, qu’on trouvera la peinture idéale et poétique du vassal insoumis, en lutte ouverte contre son souverain.


IV.

Cependant cette mâle et noble poésie, qui traduisait si bien l’idée que la société laïque se formait encore au XIe siècle de Charlemagne et de Roland, ne répondait pas, avec la même exactitude, au type qu’il convenait à la société cléricale de faire prévaloir touchant ces deux personnages. Charlemagne, grace au zèle altier d’u de ses plus illustres successeurs à l’empire (Frédéric Barberousse), ne devait pas tarder à prendre place parmi les saints[1], et déjà Roland occupait la sienne dans le martyrologe[2]. Il fallait au clergé un récit édifiant de l’expédition de Charles en Catalogne, plein de merveilles pieuses, et rédigé dans la forme légendaire. Cette tâche fut accomplie par un moine espagnol, à peu près contemporain de Turold, qui, sous le faux nom de l’archevêque Turpin, rattacha, dans l’intérêt de son couvent, l’expédition du roi de France en Espagne au pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. M. Delécluze a exposé, dans une bonne analyse, les dévotes extravagances qui remplissent cette chronique apocryphe, plus monacale que chevaleresque, et devenue, comme il l’a dit très justement, le roman de chevalerie avoué et protégé par l’église. Aussi a-t-elle exercé une grande influence sur les esprits dès la première moitié du XIIe siècle, surtout après que, du haut de la chaire apostolique, Calixte II l’eut recommandée aux fidèles[3]. Ce livre inepte, où pour la première

  1. Charlemagne fut canonisé en 1166 par l’anti-pape Pascal, ce qui n’empêcha pas ce décret d’être admis sans contestation par l’église.
  2. Voyez, sous la date du 3 mai, Martyrologium Gallicanum, p. 319.
  3. En 1122. Ce bref, souvent, cité par extraits dans les éditions et traductions de la chronique de Turpin, et qu’on peut lire entier dans le manuscrit n° 6795 de la Bibliothèque royale, est regardé comme supposé par l’abbé Lebœuf. Voy. L’Hist. de l’Acad. des Inscript., t. XXI, p. 146.