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fois Charlemagne et son neveu sont supposés avoir affaire à des géans et à des magiciens, qu’ils cherchent à convertir par des subtilités théologiques, balança, si même il ne supplanta les chansons de geste dans la faveur populaire. Bien loin que la Chanson de Roland se soit modelée sur la Chronique de Turpin, ces deux ouvrages, si dissemblables de vues et d’inspiration, semblent offrir le type des deux formes complètement opposées (la forme chevaleresque et la forme légendaire) que le personnage de Charlemagne a reçues au moyen-âge, et que M. Delécluze n’a peut-être pas suffisamment distinguées. En effet, autour de la Chanson de Roland, œuvre patriotique et sévère, sagement contenue dans les bornes de la vraisemblance, se groupe toute une série de compositions nobles, sensées, pleines de sentimens loyaux et élevés, je veux parler des romans des douze pairs, surtout des plus anciens dont le rhythme, comme je l’ai dit, repose sur l’assonance. Aux rêveries monacales du faux Turpin et du moine du mont Soracte, Benoît de Saint-André, inventeur du voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, se rattachent, au contraire, les fictions de plus en plus absurdes et chimériques, où, de transformations en transformations, le grand empereur devient entièrement méconnaissable, vieillard sot et crédule, qui se fourvoie dans des intrigues indécentes, se déguise en pèlerin et se voit forcé de recourir au dos du diable pour regagner son palais et rentrer en possession de sa femme et de ses états. Il y a loin de ce type grotesque, de ce Cassandre impérial, je ne dis pas seulement au Charlemagne de l’histoire, mais au Charlemagne des chansons de geste. De ces deux types, le premier a été fourni par la poésie populaire à l’imagination chevaleresque ; le second vient de la chronique du faux Turpin et de l’esprit monacal : cuique suum.

Ce serait d’ailleurs une étude intéressante que de suivre attentivement les métamorphoses diverses que le Charlemagne réel a subies sous la triple influence de l’enthousiasme populaire, de la poésie chevaleresque et de la dévotion ecclésiastique. M. Delécluze s’est borné à signaler vivement les altérations bizarres qui changèrent si vite la vérité en fable. Il s’étonne et s’indigne, dans quelques pages bien touchées, qu’un règne aussi rempli de grandes choses, où tant de guerres furent conduites, du midi au nord, avec une audace si calme, qu’une administration si régulière, dirigée par des vues si saines et si hautes[1], qu’une

  1. Dans sa judicieuse admiration pour le génie de Charlemagne, M. Delécluze a cependant eu le tort de prêter à ce grand monarque quelques idées étrangères à soin siècle, celle, par exemple, d’établir dans ses vastes états l’uniformité des poids et mesures. Le capitulaire dont M. Delécluze s’autorise (Roland, t. I, p. 11) recommande seulement de se servir de poids justes, pondera justa et œqualia, et de vendre à bonnes et justes mesures, oequales mensuras et justas, comme Dieu lui-même l’ordonne dans le chapitre XX des Proverbes, où il est dit : Double poids et double mesure sont abominables devant Dieu.