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de ses Mémoires à l’exposition des inconvéniens divers qui ont contrebalancé les services rendus par les institutions chevaleresques à la société du moyen-âge. On ne peut nier qu’organisée dans l’origine pour la petite guerre d’escarmouche et de château à château, la chevalerie ne se soit trouvée, par le changement des armes et de la tactique, disons-le aussi, par le défaut d’ensemble et de discipline, tout-à-fait impropre à la grande guerre de peuple à peuple. Force fut, à la mort du roi Jean, de modifier la chevalerie et de la remettre en rapport avec les autres institutions du royaume. De féodale qu’elle avait été jusqu’alors, elle fut obligée de devenir monarchique. Cette ère nouvelle, que M. Delécluze signale comme l’anéantissement de la chevalerie, commence à Duguesclin et finit à Louis XIII. Sans doute, cette nouvelle chevalerie rejeta bien des pratiques de l’ancienne ; mais elle en conserva beaucoup d’autres et maintint surtout dans son intégrité le vieil esprit chevaleresque. En somme, cette dernière période de la chevalerie, qu’il ne me semble pas possible de retrancher de son histoire, a produit de très brillans résultats, et peut présenter d’aussi beaux noms que la chevalerie féodale : Bertrand Duguesclin, Boucicault, Jeanne d’Arc, Dunois, Talbot, Xaintrailles, Stuart d’ Aubigny, Villiers de l’lle-Adam, Gaston de Foix, Bayard, François 1er, Chabannes de la Palice, Crillon, fourniraient encore un magnifique livre d’or à cette institution vieillissante.

Quant à la littérature chevaleresque, elle a, chose étonnante, depuis le milieu du rite siècle jusqu’à la fin du XIVe, acquis sur les imaginations une influence toujours croissante, au prix, il est vrai, de plusieurs modifications. Les poèmes ou romans du cycle de Charlemagne n’offraient presque aucun mélange de galanterie (car la mort de la jeune Aude, la fiancée de Roland, mérite un autre nom) ; dans le petit nombre de romans carlovingiens où l’amour entre pour quelque chose, cette passion s’y montre, la plupart du temps, comme dans le Roman de Saint-Gilles et de son fils Aiol, sans la moindre nuance de délicatesse chevaleresque. Vers 1160, Robert Wace, trouvère anglo-normand, déposa dans le Roman de Brut, qui ouvre le cycle d’Arthur, un nouveau germe d’intérêt. Ce poème, véritable chaos d’idées et de traditions incohérentes empruntées à tous les temps et à tous les lieux, y compris Rome et la Grèce, contient le récit fabuleux de la naissance d’Arthur, dernier prince de la Bretagne insulaire qui défendit contre les Saxons l’indépendance de son pays. On retrouve avec surprise dans cet épisode toutes les circonstances piquantes et merveilleuses de la naissance de l’Hercule thébain[1]. Le roi Uter, labelle Ygerne ou Agyana[2] et son mari, l’infortuné comte de Cornouailles, jouent exactement les rôles peu édifians que la muse

  1. Les trouvères du XIIIe siècle ont tellement conscience de la confusion qu’ils font d’Arthur et d’Hercule, qu’ils disent communément les bornes d’Artu pour les colonnes d’Hercule. Voy. le Roman d’Alexandre.
  2. Elle est ainsi nommée dans une ballade anglaise traduite par M. Delécluze.