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sérieux à vivre au milieu des Ouled-Naïls, tribu riche en population, en troupeaux, en chevaux et en guerriers, et fière de son indépendance, qu’elle croit hors de notre atteinte. Ces Sahariens, quoique obligés de vivre des céréales achetées dans le Tel, ne s’approvisionnent pas directement sur nos marchés. Les flux et reflux périodiques de leurs migrations commerciales ne les portent pas jusque dans ce qu’on pourrait appeler l’enceinte française, mais glissent le long de cette frontière et expirent au dehors sur le territoire de tribus intermédiaires ; ce sont ces dernières qui achètent les grains de l’intérieur, et en revendent une partie à ce peuple presque étranger. Celui-ci, ne nous voyant que de loin, juge mal notre taille, et s’imagine tenir à l’abri de notre mauvais vouloir et de nos tentatives ses transactions mercantiles, parce qu’elles sont indirectes, et son pays, parce qu’il est protégé par l’éloignement, par l’extrême rareté de l’eau et par ce ciel du désert, pendant neuf mois fermé et devenu d’airain, qui interdit à nos colonnes l’entrée de cette région mieux que ne le pourrait faire un rempart.

Occuper une pareille position, pour Abd-el-Kader, c’était un succès ; la quitter et se porter de là sur un quelconque des points par où il pouvait rentrer dans l’établissement français, c’était un succès encore. Si on lui eût permis de manœuvrer à loisir dans le sud, il aurait fini par troubler cette province de Constantine dont le calme nous est plus que jamais nécessaire ; inquiété dans ses projets par l’approche de plusieurs colonnes convergeant vers sa retraite, il a bondi jusque sur les versans du Jurjura, où il a en un instant relâché et à moitié tranché ces liens de sujétion et de rapports amicaux avec les Flittas et les Issers que depuis près de deux ans nous nous occupions à affermir par la paix, après les avoir noués et serrés par la guerre ; c’est là un exemple de l’avantage qu’a sur nous Abd-el-Kader. Nous ne pouvons obtenir, par de rudes travaux et des mesures habilement combinées, rien autre que le maintien de l’ordre établi, en sorte que le public, voyant les choses couler dans le même lit, ne s’imagine pas que c’est à force de digues laborieusement élevées qu’on a empêché les débordemens et les ravages.

Telle est à peu près la série d’événemens qui s’est déroulée depuis la fin d’octobre jusqu’à ce jour. Les résolutions prises ont suivi assez naturellement, ce me semble, le courant des faits ; la défection et les déprédations de certaines tribus ont fait croire à la nécessité de les réprimer ; l’apparition d’Abd-el-Kader a imposé cette conviction, qu’il fallait avant tout poursuivre à outrance cet homme fatal, pour rompre par l’action du sabre le charme attractif qu’il exerce sur les Arabes, et pour empêcher tout long contact entre lui et les populations, que son regard met en feu. On ne peut certes pas accuser de telles idées d’être bizarres et arbitraires, et de ne pas être tirées du fond même du sujet ; ce qu’on