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problème difficile dont la solution doit suffire à illustrer un nom, s’ils arrivent simultanément à découvrir cette solution, de vives querelles sur la question de priorité surgissent infailliblement. Le public lettré de chacune des deux nations prend naturellement parti pour celui que l’esprit de nationalité lui prescrit de défendre ; les attaques se multiplient, bientôt elles s’enveniment, et elles finissent par si bien se croiser, que quiconque n’examine pas attentivement toutes les pièces du procès reste dans l’impossibilité absolue de se faire une opinion nette et précise sur les droits respectifs des deux prétendans. La part de gloire à se disputer était assez belle, lorsqu’il s’agissait de la lecture des hiéroglyphes, pour que l’on dût s’attendre à ce que la bataille serait chaude. Quelques hommes, amis dévoués des scandales scientifiques, s’évertuèrent à exciter les deux émules, et ils eurent l’ennui d’en être pour leurs frais d’excitations. Young avait le premier tenté la décomposition de deux noms hiéroglyphiques ; il ne l’avait exécutée qu’à moitié. Dans le préambule de son Précis, Champollion le reconnut hautement et sans réticence ; mais il démontra que cette décomposition était à refaire pour qu’elle devînt fructueuse. Il la refit donc ; il en tira un immense parti auquel Young n’eût jamais pu prétendre, et celui-ci devint l’ami de Champollion, au très grand désappointement des juges du camp, qui s’étaient promis un tout autre plaisir que celui de voir deux grandes et nobles intelligences, séparées un instant par une rivalité bien naturelle d’ailleurs, s’empresser d’abjurer cette rivalité, pour concerter leurs efforts au profit de la science. Ce qui, du reste, a le plus marqué dans cette discussion de priorité, c’est la parfaite convenance dans laquelle les deux intéressés surent se maintenir, tandis que quelques hommes de mauvais vouloir, ou qui se posaient en arbitres d’une question où ils étaient à très peu près incompétens, employaient les formes les plus vives et les plus acerbes pour vider le différend. Les droits des deux parties ont d’ailleurs été définis et séparés avec une lucidité et une justice parfaites par le savant secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences[1], et depuis lors le procès est resté sans appel. Je me hâte de revenir aux travaux de Champollion.

Une admirable collection de monumens égyptiens, rassemblée à grands frais par un agent diplomatique, avait encore échappé à la France, et Turin pouvait à bon droit s’enorgueillir de la possession des trésors historiques dont la magnificence éclairée de son souverain venait de l’enrichir. Champollion comprit qu’il y avait à explorer dans cette capitale un précieux filon de la mine ouverte par lui ; il partit donc, et tous les faits énoncés dans la première édition de son Précis du système

  1. Voyez dans cette Revue la notice de M. Arago sur Young, livraison du 15 décembre 1835.