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moins que dans les autres ; il fait un crime de la servitude à l’esclave aussi bien qu’à l’oppresseur, il lui impose l’insurrection comme le plus saint des devoirs. Or, si le droit n’est qu’un autre mot pour désigner l’intérêt, au nom de quel principe imposera une nation plus qu’à un homme sa propre satisfaction ? Cette idée, en général si peu comprise, c’est la gloire de Turgot de l’avoir placée sur ses véritables fondemens. Il l’assigne pour origine à la société. Il la conçoit comme invariable, comme absolue. Il la place au-dessus de la tyrannie populaire comme du despotisme des rois. Quel est ce disciple de Locke qui prend corps à corps le système de Hobbes et de ses sectateurs ? Quel est cet enfant d’un siècle sceptique qui s’écrie : « La force est le seul principe que les athées admettent ; mais la vraie morale suit d’autres maximes. Elle reconnaît dans tous les hommes un droit égal, et cette égalité, elle la fonde non pas sur le combat des forces des différens individus, mais sur la destination de leur nature, mais sur la bonté de celui qui les a formés… Celui qui opprime s’oppose à l’ordre de Dieu… La ligue du faible avec le droit, c’est la ligue du faible avec Dieu même. » Où trouver enfin une conviction plus résolue contre la souveraineté du nombre, cette doctrine matérialiste qui substitue, sous une noble apparence la puissance matérielle aux lumières et à la justice ? Qui jamais exprima mieux l’immense distance qui sépare les lois convenues des principes de justice naturelle, lorsque, rencontrant cet idéal des publicistes contemporains, la république de Lacédémone, il la marque en passant d’une réprobation énergique ? Par son esprit général, par ses vues sur la destinée de l’homme, par ses idées politiques et sociales, mieux encore que par sa métaphysique, Turgot appartient à cette grande école du spiritualisme que l’on retrouve partout où il s’agit de revendiquer les vrais principes de la science et de la société.

La question des rapports de l’église et de l’état devait attirer cet esprit élevé et pratique, ce fils du christianisme et de l’esprit moderne qu’il ne séparait pas dans sa pensée. C’est la première que Turgot traita après son admission dans les charges publiques.

Chaque siècle a ses thèses préférées, ses lieux communs de polémique. Au XVIIIe siècle, la philosophie semblait avoir adopté pour texte la tolérance ; mais la tolérance dont tout le monde parlait était alors fort diversement entendue. Les philosophes l’eussent volontiers définie la liberté de discuter ou de nier le christianisme. Leurs adversaires, en la proscrivant pour les opinions, l’eussent aisément concédée aux mœurs licencieuses dont ils ne voulaient pas abdiquer le bénéfice. C’est ainsi que les apôtres de la liberté décrire ne pouvaient souffrir les plaisanteries de si bonne guerre de l’abbé Guence, et qu’on voyait des prélats, fort accomodans d’ailleurs, persécuter les jansénistes. À cette époque, en 1754, ce qu’ils sollicitaient du roi avec vives instances, ce n’était pas