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moins qu’une persécution en masse contre les protestans. C’est ce qui détermina l’intervention de Turgot dans la polémique et donna lieu aux lettres sur la Tolérance et au Conciliateur.

Quels admirables plaidoyers en faveur de la liberté des cultes ! Quelle vérité dans les principes ! quelle réserve prudente dans l’application ! Combien nous voilà loin de la violence et de la déclamation des contemporains ! C’est un philosophe qui établit la liberté religieuse comme un principe imprescriptible, c’est un chrétien qui la présente comme un devoir de justice et de charité, c’est un homme d’état qui en fait la condition du repos public, c’est un citoyen qui la réclame comme un gage de dignité et de progrès. La persécution, l’intolérance, politique insensée, politique contraire à l’esprit du christianisme qui se fonde sur le consentement des ames, et aux yeux duquel la contrainte ôte le mérite ; funeste à la religion qui l’invoque, puisqu’elle n’est propre qu’à donner des martyrs à l’erreur, des hypocrites à la vérité. Quant à l’état lui-même, en vertu de quel principe se ferait-il, le juge de convictions individuelles ? Ayant toute sa tâche ici-bas, comment serait-il l’arbitre de l’avenir surnaturel de l’homme ? À l’état il appartient de considérer la religion non comme vraie, mais comme utile. Son devoir comme son droit a pour mesure l’intérêt social.

Mais avec quelle force en plaidant avec tout son siècle pour la liberté de conscience, Turgot ne s’en sépare-t-il pas quand il songe aux moyens d’assurer aux peuples le pain de la vie spirituelle ! Aux yeux des encyclopédistes, les religions positives sont des hérésies de la religion naturelle[1] ; Turgot y reconnaît les développemens de cette religion, supérieurs à une foi vague et mal définie, autant que la clarté, l’ordre, la fixité, le sont à l’obscurité d’un dogme dont le monde nous distrait peut-être autant qu’il nous y rappelle. Ces religions, il les trouve elles-mêmes plus ou moins dignes de Dieu, plus ou moins conforme à la nature humaine. Si nulle d’entre elles n’a le droit de réclamer la protection de l’état, ce sera pourtant le devoir de l’état d’en présenter une à l’incertitude des hommes. Ce choix ne saurait être douteux. Est-il une religion qui soit plus sociale que le christianisme ? Au reste, nulle objection que Turgot n’ait prévue et réfutée. Il accorde qu’il serait peut-être plus rigoureux en droit, et même en apparence plus libéral, de laisser aux seuls fidèles, sans aucune intervention de l’état, le soin d’entretenir le culte ; mais que de dangers dans la pratique ! Quelle route ouverte ici à l’indifférence, à l’athéisme, là aux superstitions, au fanatisme ! Quelle cause nouvelle et terrible de séparation entre les hommes ! Maintenir avec fermeté la distinction en constituant fortement l’alliance, telle est la seule politique qui puisse satisfaire la liberté, conserver l’ordre, assurer

  1. Le mot est de Diderot.