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Il est temps de faire un dernier retour sur cet homme qui fut l’un des plus éminens penseurs du XVIIIe siècle, dont il porta les idées au pouvoir. Turgot, avant tout, est un grand esprit ; cet esprit est plein d’élévation et de fécondité, de pénétration et de droiture. Sa curiosité, comme celle du siècle est universelle ; mais il porte dans ses vues une impartialité que le siècle ne connaît pas. Cette grande qualité de l’esprit, il la tint de lui-même, non des événemens. Sa pensée, qui avait prévenu la maturité de l’âge, ne devança pas moins l’expérience des temps. Il unit à un rare degré la force et la mesure ; on serait même tenté de croire que cet irréprochable équilibre des facultés de son esprit atténue un peu la puissance de l’effet, et que cette perfection même voile en partie sa grandeur. Comme ministre, Turgot a encouru un double reproche : on a prétendu qu’il avait mal compris la situation et peu connu les hommes. La première de ces imputations ne supporte pas l’épreuve des faits : ses mesures furent aussi modérées qu’elles étaient justes. Quant au reproche d’avoir peu connu les hommes on a vu que Turgot ne se trompa point sur leur compte en arrivant au pouvoir, mais peut-être se montra-t-il moins habile traiter avec eux ; peut-être n’eût-il pas assez de cette souplesse qui est un des moyens de la force. Il ignora l’art de faire servir au bien de l’humanité même les faiblesses humaines ; il voulut que les moyens fussent en tout aussi irréprochables que le but. Quand-on a résolu de dire la vérité aux passions, il y faut mettre des ménagemens infinis. Turgot eut, je crois, le tort de na pas assez leur en demander pardon.

En somme, peu d’hommes furent plus complets, peu de destinées mieux remplies, et cette destinée, à tout prendre, fut heureuse. Elle alla complètement au but de la vie humaine, qui est de connaître, d’aimer et d’agir. Ses souffrances mêmes peuvent être enviées, car elles eurent leur source dans ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé, l’amour de la vérité et des hommes, et elles tinrent moins aux événemens, qui le traitèrent avec faveur, qu’aux échecs de ses idées, qu’il savait devoir être passagers. Turgot est un homme de foi dans un siècle de scepticisme. Il a écrit de Christophe Colomb : « Je n’admire pas Colomb pour avoir découvert l’Amérique, mais pour s’être engagé à sa découverte sur la foi d’une idée. » Nous aussi, nous admirons Turgot, non pour avoir touché ces plages où des contemporains égoïstes ne lui permirent pas d’aborder, mais pour les avoir cherchées avec une généreuse confiance. Nous l’admirons pour avoir cru au bien avec fermeté, pour l’avoir poursuivi sans défaillance, pour n’avoir pas un instant cessé de faire du progrès la foi de sa pensée et le but de sa vie.


HENRI BAUDRILLART.