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uns ont calomnié l’héroïne faute de la comprendre, les autres l’ont défigurée en cherchant à l’idéaliser.

En fait de poèmes épiques, héroïques ou historiques, si l’on excepte quelques chansons de geste, entre autres la Chanson de Roland, les muses du Parnasse français n’ont guère inspiré aux rapsodes nationaux que des œuvres souverainement fastidieuses, dans lesquelles les plus grandes figures de l’histoire sont travesties sans pitié. Qu’on prenne pour type, par exemple, le Charlemagne du cycle carlovingien ; qu’est devenu le grand empereur dans la poésie des trouvères ? Une sorte de spadassin de bas étage mystifié par les enchanteurs et les géans, un Lovelace, qu’on nous pardonne l’anachronisme du mot, qui court les aventures galantes et trompe sa femme pour se faire tromper par ses maîtresses. C’était bien la peine, en vérité, d’avoir combattu dans cinquante-trois campagnes les Saxons, les Lombards, les Arabes d’Espagne, les Sarrasins d’Italie, les Danois et les Grecs, d’avoir étendu son empire de l’Elbe jusqu’à l’Èbre et de la mer du, Nord à la mer de Sicile, pour être ainsi défiguré dans les souvenirs des peuples ! Les chevaux, dans les poèmes du moyen-âge, sont plus intelligens, plus généreux, plus dignes que les hommes, et, quand on a fait ses réserves en faveur de quelques strophes vraiment belles, le plus sûr est encore d’en revenir à l’opinion émise par maître Nicolas et le curé dans l’inventaire de la bibliothèque de don Quichotte. Le Roman de Brut ne vaut guère mieux que Florismarthe d’Hyrcanie, Palmerin, le Tyran Leblanc et le Chevalier Platir ; et si l’on pardonne aux poètes qui dans le moyen-âge célébraient Lancelot, Érec et Énide, Renaud de Montauban et même Perceval, c’est uniquement parce qu’ils ont fourni des sujets au Boyardo, au Tasse, à l’Arioste, et surtout parce qu’ils ont inspiré Cervantes. Dans les épopées chevaleresques, l’imagination, du moins, occupe une large place ; mais, quand on arrive aux chroniques rimées, que reste-t-il, si ce n’est une sèche et aride nomenclature de faits qui n’a pas même le mérite d’un précis chronologique ? Les érudits peuvent y chercher quelques indications utiles, mais à coup sûr l’art et la poésie n’ont rien à y voir. La renaissance classique n’est guère plus féconde que la barbarie du moyen-âge. On pose des préceptes, on discipline le vers, le lecteur sait d’avance que le poème commencera par, je chante, qu’il trouvera au deuxième paragraphe une invocation, douze chants, et à la fin de chaque chant un épisode ; mais, hélas ! où sera la véritable inspiration qui seule fait les œuvres durables ? où la chercher depuis trois siècles ? Dans le Clovis de M. Desmarets ou dans le Clovis de M. Limojon de Saint-Didier ? M. Dorion, auteur de Palmyre conquise et d’un poème érudit sur la bataille d’Hastings, M. d’Arlincourt dans la Caroléide, M. Ancelot dans Marie de Brabant, M. Parceval-Grandmaison dans Philippe-Auguste, enfin M. Alexandre Soumet dans sa Trilogie nationale, ont-ils démenti, malgré quelques passages heureux, ce vieil axiome, que les Français n’ont pas la tête épique ?

Un chroniqueur du XVe siècle, Martial de Paris, auteur des Vigiles du roi Charles VII, est le premier de nos écrivains qui ait payé à la mémoire de Jeanne le tribut de ses vers ; mais on chercherait vainement quelques traces d’inspiration dans les lignes rimées de cet honnête bourgeois, qui, pour retracer par un grand trait la triste situation du royaume sauvé par Jeanne et montrer le bras de Dieu étendu pour punir, ne trouve rien de mieux que de donner en ces mots le menu d’un dîner de Charles VII. Un jour, dit-il,