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8 REVUE DES DEUX MONDES.

temps, la source ne pouvait s’en renouveler, il imagina de vendre publiquement du vin, chose alors nouvelle en Égypte, où les chrétiens et les Juifs ne s’enivraient que d’eau-de-vie, d’arak, et d’une certaine bière forte nommée bouza. Depuis lors, les vins de Malte, de Syrie et de l’Archipel firent concurrence aux spiritueux, et les musulmans du Caire ne parurent pas s’offenser de cette innovation.

M. Jean admira la résolution que j’avais prise d’échapper à la vie des hôtels ; mais, me dit-il, vous aurez bien de la peine à vous monter une maison. Il faut, au Caire, prendre autant de serviteurs qu’on a de besoins différens. Chacun d’eux met son amour-propre à ne faire qu’une seule chose, et d’ailleurs ils sont si paresseux, qu’on peut douter que ce soit un calcul. Tout détail compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous abandonnent même, pour la plupart, dès qu’ils ont gagné de quoi passer quelques jours sans rien faire.

— Mais comment font les gens du pays ?

— Oh ! ils les laissent s’en donner à leur aise, et prennent deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans tous les cas, un effendi a toujours avec lui son secrétaire (quatibessir), son trésorier (khazindar), son porte-pipe (tchiboukji), le selikdar pour porter ses armes, le seradjbachi pour tenir son cheval, le kahwedji-bachi pour faire son café partout où il s’arrête, sans compter les yamaks pour aider tout ce monde. À l’intérieur, il en faut bien d’autres ; car le portier ne consentirait pas à prendre soin des appartemens, ni le cuisinier à faire le café ; il faut avoir jusqu’à un porteur d’eau à ses gages. Il est vrai qu’en leur distribuant une piastre ou une piastre et demie, c’est-à-dire de vingt-cinq à trente centimes par jour, on est regardé par chacun de ces fainéans comme un patron très magnifique.

— Eh bien ! dis-je, tout ceci est encore loin des soixante piastres qu’il faut payer journellement dans les hôtels. — Mais c’est un tracas auquel nul Européen ne peut résister. — J’essaierai, cela m’instruira. — Ils vous feront une nourriture abominable. — Je ferai connaissance avec les mets du pays. — Il faudra tenir un livre de comptes, et discuter les prix de tout. — Cela m’apprendra la langue. — Vous pouvez essayer, du reste ; je vous enverrai les plus honnêtes, vous choisirez. — Est-ce qu’ils sont très voleurs ? — Carotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat, par un ressouvenir du langage militaire : voleurs ! des Égyptiens… ils n’ont pas assez de courage.

Je trouve qu’en général ce pauvre peuple d’Égypte est trop méprisé par les Européens. Le Franc du Caire, qui partage aujourd’hui les privilèges de la race turque, en prend aussi les préjugés. Ces gens sont pauvres, ignorans sans nul doute, et la longue habitude de l’esclavage les maintient dans une sorte d’abjection. Ils sont plus rêveurs qu’actifs, et plus intelligens qu’industrieux, mais je les crois bons et d’un ca-