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pour voir un détail curieux, une danse, une cérémonie, qui craindraient d’être vus dans un café, dans une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café sur sa porte, pour peu qu’il vous voie arrêté par la curiosité ou par la fatigue. — Les Anglais surtout sont parfaits, et je n’en vois jamais passer sans m’amuser de tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un âne, avec ses longues jambes qui traînent presque à terre. Son chapeau rond est garni d’un épais revêtement de coton blanc piqué. C’est une invention contre l’ardeur des rayons du soleil, qui s’absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de noix en treillis d’acier bleu, pour briser la réverbération lumineuse du sol et des murailles ; il porte par-dessus tout cela un voile de femme vert contre la poussière. Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d’un surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du contact fortuit des passans. Ses mains gantées tiennent un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche de son groom et de son drogman.

On est rarement exposé à faire connaissance avec de pareilles caricatures, l’Anglais ne parlant jamais à qui ne lui a pas été présenté ; mais nous avons bien des compatriotes qui vivent jusqu’à un certain point à la manière anglaise, et, du moment que l’on a rencontré un de ces aimables voyageurs, on est perdu, la société vous envahit.

Quoi qu’il en soit, j’ai fini par me décider à retrouver au fond de ma malle une lettre de recommandation pour notre consul-général, qui habitait momentanément le Caire. Le soir même, je dînais chez lui sans accompagnement de gentleman anglais ou autres. Il y avait là seulement le docteur Clot-Bey, dont la maison était voisine du consulat, et M. Lubbert, l’ancien directeur de l’Opéra, aujourd’hui historiographe du pacha d’Égypte.

Ces deux messieurs, ou, si vous voulez, ces deux effendis, — c’est le titre de tout personnage distingué dans la science, dans les lettres ou dans les fonctions civiles, — portaient avec aisance le costume oriental. La plaque étincelante du nichan décorait leurs poitrines, et il eût été difficile de les distinguer des musulmans ordinaires. Les cheveux rasés, la barbe et ce hàle léger de la peau qu’on acquiert dans les pays chauds transforment bien vite l’Européen en un Turc très passable.

Je parcourus avec empressement les journaux français étalés sur le divan du consul. — Faiblesse humaine ! lire des journaux dans le pays du papyrus et des hiéroglyphes ! ne pouvoir oublier, comme Mme de Staël aux bords du Léman, le ruisseau de la rue du Bac !

L’Égypte ne possède encore que deux journaux à elle, une sorte de Moniteur arabe, qui s’imprime à Boulac, et le Phare d’Alexandrie.