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sa première représentation. Le génie allemand l’emportait, l’Italie était vaincue. Triomphe ! s’écriaient les amis de Weber ; triomphe ! hurlaient les enthousiastes partisans de l’art national, entraînant les uns et les autres dans leur frénétique hourrah toute une multitude exaltée et comme en proie au vertige du beau. Pour Weber, la partie était magnifiquement gagnée, et de cette heure le petit maestro de la veille, le chantre presque ignoré de Preciosa, devenait l’auteur du Freyschütz. Oh ! le théâtre, admirable machine à péripéties ! étrange roue qui porte aux étoiles ceux qu’elle trouve sur son passage ! vous étiez solitaire, obscur, nécessiteux, et je vous retrouve illustre et courtisé, réglant toute chose à votre fantaisie. Or, pour cela, qu’a-t-il fallu ? L’espace d’une soirée, à peu près le temps que met une chrysalide pour éclore.


Une heure venait de sonner, et des habitués retardataires de la taverne de maître Luther, quatre personnages restaient seuls, lesquels, installés autour de la petite table classique près de la fenêtre, profitaient librement de l’heure avancée qui les avait débarrassés des importuns. Ces quatre personnages étaient Charles-Marie de Weber, E.-T.-A. Hoffmann, Louis Devrient et le jeune homme que nous avons rencontré ce matin au café Stehley.

On causait du chef-d’œuvre, des acteurs, du public ; Weber, mélancolique et taciturne par nature, oubliait çà et là son humeur silencieuse pour raconter les terribles émotions qui l’avaient assailli, ses angoisses mortelles au lever du rideau, ses tressaillemens de joie après divers morceaux d’ensemble interprétés sans reproche par la troupe et compris admirablement de l’auditoire, enfin son ivresse au moment où la victoire se déclarait pour lui : ivresse de bien courte durée, où l’envie n’avait même pas attendu le lendemain pour mordre ; couronne triomphale où la sanglante épine se cachait sous les lauriers ! En effet, plus d’un propos amer sorti de la foule, plus d’un de ces poignans sarcasmes qui vont au cœur n’avait-il pas déjà pu atteindre le grand artiste, dont le sourire, au milieu de cette fièvre de la gloire, conservait je ne sais quelle expression de profonde souffrance et d’incurable mélancolie ? Pour Hoffmann, il venait de se livrer à l’une de ces merveilleuses divagations que provoquaient chez lui le vin et la musique, ces deux élémens de son génie, analysant de verve le chef-d’œuvre, admirant, louant, critiquant, ouvrant, à propos d’un air ou d’un duo, de ces échappées de lumière d’où l’œil entrevoit des mondes, et s’arrêtant parfois au milieu de sa paraphrase, interrompant le feu d’artifice de sa parole pour fredonner un motif qu’il citait de mémoire, ou charbonner d’un trait hardi sur la muraille la silhouette fantastique du personnage dont il expliquait le caractère à sa façon.