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il y avait place pour un si grand malheur ! Comment la main de Dieu m’atteignit, de quel crime un pareil fléau était le châtiment ? je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est qu’on devait exécuter le lendemain ma symphonie, et que cette nuit-là je m’étais enfermé dans ma cellule à récrire un morceau qui m’avait paru faible à la répétition. Comme j’achevais mon ouvrage à l’aube naissante, je me sentis tout à coup la tête en feu ; en même temps mes oreilles se mirent à gronder comme un fleuve qui monte. Je crus que l’air du matin me remettrait ; mais, en ouvrant ma fenêtre, je n’entendis pas le bruit que je faisais. Alors je renversai un meuble avec fracas, je brisai des porcelaines ; rien, plus rien… j’étais sourd ! Je n’essaierai pas de vous raconter cette journée ; elle fut horrible. Avant tout, cette idée me préoccupait : être pour les gens un objet de pitié. J’aurais préféré le suicide. Le soir vint ; je me rendis à la salle de concert, résolu à conduire l’orchestre comme si de rien n’était, quitte à me faire sauter la cervelle du moment où j’en viendrais à envisager mon état comme incurable et surtout comme impossible à dissimuler. Pendant les premières mesures, les choses se passèrent assez bien ; un reste du sens frappé me guidait encore ; je crus même, ô bonheur ! que j’allais recouvrer l’ouie : c’était une fausse alerte. Tout à coup l’orchestre entier sembla se taire, et je n’entendis plus que le silence, un silence de mort. Voilà un supplice auquel Dante n’a point songé. Je n’écoutai que mon désespoir. Il arrivera ce qui pourra, murmurai-je en dévorant des larmes de rage, et je continuai jusqu’au bout, m’aidant seulement de mes yeux, et dirigeant sans entendre une note ces masses instrumentales auxquelles j’étais censé communiquer l’impulsion sonore. À la fin, toutes les mains battirent, tous les visages s’animèrent ; mes camarades, mes rivaux, s’empressaient autour de moi ; un chambellan vint me chercher pour me conduire dans la loge de la cour. Les princesses me parlèrent, le roi me parla ; je souris et me tus : les sanglots m’étouffaient. À peine dehors, mon délire éclata ; je courus par les rues comme un fou. Je trouvai sur mon passage une taverne ouverte, j’y entrai ; on m’apporta du punch, et j’en bus coup sur coup plusieurs verres. Quelques minutes venaient de s’écouler ainsi, lorsque subitement il me sembla que mes sens se dégageaient. Ô miracle ! j’entendais de nouveau ; je prêtai l’oreille, et les sons m’arrivèrent clairs et perceptibles. Bientôt je remarquai qu’à mesure que je buvais, cette lucidité augmentait : le hasard me livrait là un secret que j’eusse payé de mon sang ; désormais je savais par quels moyens faire revivre à ma volonté un organe mort. Effroyable galvanisme dont cependant je ne tardai pas d’abuser. En effet, sous peine de voir le remède demeurer inactif, il fallut chaque jour doubler la dose. On dit partout que j’étais un ivrogne, et, pour éviter de tomber dans la pitié