Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être que le fournisseur des œufs de caïman et des nageoires de requin que le Chinois m’avait promis, Cayetano en un mot. Quant à cette délicatesse de nerfs chez un homme d’une carrure et d’une force herculéennes, ce ne pouvait être, selon moi, qu’une prétention ridicule, ou bien quelque chose de réellement terrible, comme l’influence homicide que souffle le siroco ou levante dans certaines parties de l’Andalousie.

— Voilà l’as de pique pour vous, seigneur sénateur, j’ai perdu, dit Cayetano ; et il reprit la cigarette qu’il avait déposée sur le tapis vert avec autant de sang-froid que s’il eût été totalement étranger à la perte qu’il venait de faire. Il allait se lever, quand le sénateur lui passa sans compter une poignée de piastres en lui disant :

— Voici de quoi tenter de nouveau la veine ; ne te gêne pas et continue.

Cayetano compta les piastres avec l’attention la plus scrupuleuse.

— Mon Dieu ! mon garçon, lui dit le sénateur, ne te préoccupe pas tant de la somme qu’il peut y avoir.

— Pardon, seigneur sénateur, cela m’intéresse plus que vous ne pensez.

Cayetano parut réfléchir profondément, tout en comptant toujours. — Ah ! c’est juste, tu avises aux moyens de t’acquitter envers moi, ajouta le sénateur.

— Je calcule, seigneur sénateur, que j’avais apporté avec moi quinze piastres, qu’en voici vingt-deux que vous venez de me donner, et qu’en ne vous rendant rien, ce sont sept piastres que je gagne encore.

A ces mots, un rire d’approbation éclata dans toute la salle, mais le sénateur ne parut prendre part que du bout des dents à l’hilarité générale. Quant à Cayetano, il se leva tranquillement, mit les piastres dans les poches de ses calzoneras de velours, et sortit fort satisfait de sa soirée. En le suivant du regard et d’un air assez mystifié, le sénateur, car c’en était un, se tourna de mon côté, et je le reconnus pour l’avoir vu à Mexico dans l’exercice de son mandat. On sait que chaque état fédéral a un congrès et un sénat particuliers, et que ce sont les délégués de ces deux chambres qui composent dans la capitale de la république ce qu’on appelle le congrès souverain.

Don Urbano (c’est ainsi que je l’appellerai par discrétion) rougit en m’apercevant, car il n’était pas sans quelque teinture de nos idées de dignité européenne. Il se leva vivement et s’avança vers moi.

— Ce sont mes électeurs, me dit-il en manière d’excuse après les complimens d’usage.

— Ah ! ce sont vos électeurs ! lui dis-je en regardant fort surpris les figures patibulaires qui nous entouraient, ils ont l’air bien respectable ! Sans doute, car ce sont les plus nombreux, reprit don Urbano.