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LES FEMMES DU CAIRE. 25

profitassent exclusivement ; mais ces derniers, pour me rassurer, s’offrirent à leur distribuer des dattes, des pastèques, du tabac, et même de l’eau-de-vie : alors ce furent partout des transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au son du tarabouk et de la zommarah, ce tambour et ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.

La grande belle fille chargée de la cuisine se détournait à peine, et remuait toujours dans la chaudière une épaisse bouillie de dourah. Je m’approchai ; elle me regarda d’un air dédaigneux, et son attention ne fut attirée que par mes gants noirs. Alors elle croisa les bras et poussa des cris d’admiration. Comment pouvais-je avoir des mains noires et la figure blanche ? voilà ce qui dépassait sa compréhension. J’augmentai cette surprise en ôtant un de mes gants, et alors elle se mit à crier : « Bismillah ! enté effrit ? enté Sheytan ? — Dieu me préserve ! es-tu un esprit ? es-tu le diable ? »

Les autres ne témoignaient pas moins d’étonnement, et l’on ne peut imaginer combien tous les détails de ma toilette frappaient ces âmes ingénues. Il est clair que dans leur pays j’aurais pu gagner ma vie à me faire voir. Quant à la principale de ces beautés nubiennes, elle ne tarda pas à reprendre son occupation première avec cette inconstance des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d’un instant.

J’eus la fantaisie de demander ce qu’elle coûtait, mais le drogman m’apprit que c’était justement la favorite du marchand d’esclaves, — et qu’il ne voulait pas la vendre, espérant qu’elle le rendrait père, — ou bien qu’alors ce serait bien plus cher.

Je n’insistai point sur ce détail.

— Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop foncées ; passons à d’autres nuances. L’Abyssinienne est donc bien rare sur le marché ?

— Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah, mais voici la grande caravane de la Mecque qui arrive. Elle s’est arrêtée à Birket- el-Hadji, pour faire son entrée demain au point du jour, et nous aurons alors de quoi choisir, car beaucoup de pèlerins, manquant d’argent pour finir leur voyage, se défont de quelqu’une de leurs femmes, et il y a toujours aussi des marchands qui en ramènent de l’Hedjaz.

Nous sortîmes de cet okel sans qu’on s’étonnât le moins du monde de ne m’avoir vu rien acheter. Un habitant du Caire avait conclu cependant une affaire pendant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el- Madbah avec deux jeunes négresses fort bien découplées. Elles marchaient devant lui, rêvant l’inconnu, se demandant sans doute si elles allaient devenir favorites ou servantes, et le beurre, plus que les larmes, ruisselait sur leur sein découvert aux rayons d’un soleil ardent.