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— Je le soupçonne d’avoir eu de bonnes raisons pour en parler !

— Il en parla si bien, reprit Cayetano, que le congrès vota des lois rigoureuses…

— Il est au moins singulier de parler contre la contrebande en faveur des contrebandiers, objectai-je à Cayetano.

— Tout le monde fut content, répondit-il : les membres du congrès d’avoir réprimé un abus, notre représentant de s’être préparé de plus beaux bénéfices en tuant la concurrence ; nous autres, ses commettans, de faire payer plus cher nos services. Ah ! seigneur cavalier, on est heureux et fier d’avoir de tels mandataires.

Après avoir repoussé du pied les restes de son déjeuner d’anachorète, le contrebandier alla suspendre le harpon qu’il avait déposé près de lui à côté des ustensiles qui garnissaient déjà la muraille. Alors je distinguai pour la première fois, au milieu des filets, une paire de souliers de satin bleu qui, par leur petitesse, faisaient honneur aux pieds de la femme qui les avaient chaussés. Des taches couleur de rouille en maculaient le lustre, sur l’un en petites gouttelettes, sur l’autre en une large plaque. Au moment même où je regardais ce vestige de quelque tendre et sanglant souvenir, j’entendis un piétinement de chevaux qui arrivaient du côté de la ville, et quelques minutes après deux hommes mettaient pied à terre à la porte de la hutte. Les deux hommes entrèrent : l’un m’était inconnu ; l’autre, porteur d’une barbe de huit jours, vêtu d’habits poudreux, un long sabre droit au côté, était mon invisible Anglais. A l’aspect de l’inconnu, Cayetano changea de physionomie, et un tremblement nerveux agita son corps, comme s’il avait entendu le bruit du Cerro. Il se remit bientôt. L’Anglais me salua amicalement sans paraître étonné de me voir, et s’adressant à Cayetano

— C’est aujourd’hui, lui dit-il, que la goélette doit être en rade de l’île du Tiburon ; j’ai des fonds à embarquer ; et j’ai besoin de vous, car j’ai lieu de croire qu’une dénonciation a dû être portée contre moi, et peut-être aurons-nous affaire avec les douaniers.

— Tant mieux, dit Cayetano en étirant ses membres robustes, j’ai besoin de me secouer.

Puis il alla décrocher le gilet à bretelles, ainsi que le harpon, et sortit pour seller son cheval.

— Si vous n’avez rien de mieux à faire, me dit l’Anglais, vous seriez bien aimable de venir avec nous ; vous pourriez, sans vous compromettre en rien, voir un site qui vous est inconnu et m’être utile ; je conduis avec moi la rançon d’un vice-roi.

J’avais trop entendu parler de ces coups merveilleux de contrebande pour ne pas accepter avec empressement l’offre qui m’était faite. Nous montâmes aussitôt à cheval. Une mule qui paraissait assez lourdement chargée fut attachée à la selle de l’inconnu. L’Anglais, outre le sabre