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homme qui partage ce secret avec lui, est pour moi une énigme inexplicable.

Le narrateur se tut, et je reportai mes regards sur la mer pour observer curieusement, et comme si je l’eusse vu pour la première fois, le héros de cette sanglante tragédie. Je l’aperçus presque à nos pieds faisant voler sur la mer houleuse la frêle embarcation qu’il maniait avec une vigueur et une adresse sans égales. Éclairé par le soleil qui allait se plonger sous la ligne d’horizon et qui répandait sur l’eau une brume vermeille, il apparaissait comme dans une vapeur de sang. Tout à coup, mon compagnon poussa une exclamation et fit entendre un sifflement si aigu, qu’il me fit tressaillir malgré moi. Formant alors de ses deux mains un porte-voix, tandis qu’à ce signal Cayetano se retournait, il lui cria dans le plus pur dialecte castillan, mais avec un accent qui sentait son andalou d’une lieue, de doubler l’île du Tiburon par la pointe nord, attendu que par celle du sud un canot suspect arrivait. Je ne pus m’empêcher d’admirer les progrès subits de l’Anglais dans la langue espagnole. C’était pour moi un nouveau mystère, et je croyais avoir mal entendu. Au signal de l’Anglais, Cayetano répondit par un sifflement semblable, et s’arrêta un instant pour reconnaître le danger.

Du même point de l’île que Cayetano cherchait à doubler, une embarcation montée par cinq hommes, dont quatre aux avirons et un à la barre, s’avançait rapidement vers lui. Au pavillon tricolore, vert, blanc et rouge, il était aisé de reconnaître les couleurs nationales de la douane, qui occupait assez loin de là un poste isolé. Comme l’avait craint l’Anglais, une dénonciation seulement pouvait avoir donne l’éveil. Au moment où la houle souleva la pirogue de Cayetano, il put apercevoir l’embarcation suspecte. Faisant alors un geste de dédain, il brandit au-dessus de sa tête le harpon qu’il ramassa à ses pieds ; puis, se courbant sur ses avirons, il imprima à la pirogue une telle impulsion, qu’elle glissa sur les flots avec la rapidité du poisson volant quand il en effleure la surface. Cayetano avait pris une direction opposée à celle qu’il suivait auparavant. Quant à la barque de la douane, malgré les efforts redoublés de ses rameurs, loin de gagner sur la sienne, elle avait peine à maintenir sa distance ; cette vue rasséréna le front assombri de l’Anglais. Cependant sa sécurité ne fut complète que quand il aperçut une troisième embarcation qui, débouchant tout à coup derrière l’île du Tiburon, suivait la même direction que celle de la douane. C’était une espèce de baleinière longue, noire, effilée, que quatre rameurs faisaient voler sur la mer.

— Ah ! ce sont mes fidèles, s’écria l’Anglais en se frottant les mains ; ils ont vu mes signaux, et mes lingots sont en sûreté.

Je profitai de sa joie pour lui demander quel miracle l’avait si subitement doué du don de la langue espagnole.