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sont jamais rencontrés qu’ici : qu’on me montre une autre ville fondée par Alexandre, défendue par César et prise par Napoléon.


Alexandrie, 10 décembre.

Le silence d’hier soir a complètement disparu, la plage est couverte d’une foule bruyante ; les âniers se disputent les nouveaux débarqués avec des gestes frénétiques et des cris étourdissans au milieu desquels on distingue quelques mots de français ; les douaniers, les porteurs, s’empressent ; la gravité orientale n’est représentée que par les chameaux qui attendent les bagages des voyageurs, et qui, au-dessus de la multitude agitée, élèvent leur long col et leur figure ennuyée. Quand on commence à se remettre du premier désordre de l’arrivée, quand on a séduit avec quelques piastres les douaniers du pacha, quand les bagages sont bien attachés sur les chameaux, quand on a pu choisir un âne au milieu du troupeau serré que les âniers précipitent sur le voyageur assourdi par leurs clameurs et menacé par leur empressement, on commence à regarder autour de soi et à observer la ville dans laquelle on vient d’entrer.

La partie qu’on traverse pour gagner la grande place, où sont les auberges et les consulats, a peu de physionomie ; c’est un quartier presque entièrement neuf. Des rues assez droites et assez larges sont bordées de maisons blanches. Dans toute cette partie de la ville, rien ne rappelle l’antiquité, sauf quelques tronçons de granit incrustés dans les murs des maisons. En parcourant ces rues modernes, on a bien besoin de se dire que la propreté, l’air et l’espace assainissent les villes, pour ne pas regretter les rues tortueuses et les vieilles maisons arabes que des constructions sans caractère ont remplacées ; mais il faut reconnaître qu’on ne peut sacrifier la santé des hommes au plaisir des touristes : la couleur locale est bonne jusqu’à la peste exclusivement.

La place des consulats est vaste et régulière, mais on aurait dû donner plus de style aux bâtimens qui l’entourent, et surtout ne pas planter au milieu un diminutif d’obélisque en albâtre. Il ne faudrait pas refaire dans une ville d’Égypte les antiquités égyptiennes en joujou. Allons bien vite voir de vrais obélisques de granit.

Des deux obélisques qu’Abdallatif vit debout au XIIe siècle, un seul s’élève encore sur sa base de travail grec, l’autre est gisant sur le sol. Ce dernier a été donné par le pacha aux Anglais, qui, vu le mauvais état des hiéroglyphes, ont dédaigné de l’emporter. C’est là toute l’origine d’une erreur que la rivalité nationale a fait naître, et qui est chère aux badauds de Paris. Le jour où on a érigé notre obélisque de la place Louis XV, j’ai entendu vingt voix répéter dans la foule : Ah ! les Anglais vont être bien vexés, eux qui ont brisé leur obélisque. Le plus léger