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36 REVUE DES DEUX MONDES.


XIII. — LA JAVANAISE.

Abdel-Kérim nous avait quittés un instant pour répondre aux acheteurs turcs ; il revint à moi, et me dit qu’on était en train de faire habiller les Abyssiniennes qu’il voulait me montrer. — Elles sont, dit-il, dans mon harem et traitées tout-à-fait comme les personnes de ma famille ; mes femmes les font manger avec elles. En attendant, si vous voulez en voir de très jeunes, on va en amener.

On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles cuivrées se précipitèrent dans la cour comme des enfans en récréation. On les laissa jouer sous la cage de l’escalier avec les canards et les pintades, qui se baignaient dans une fontaine sculptée, reste de la splendeur évanouie de l’okel.

Je contemplais ces pauvres filles aux yeux si grands et si noirs, vêtues comme de petites sultanes, sans doute arrachées à leurs mères pour satisfaire la débauche des riches habitans de la ville. Abdallah me dit que plusieurs d’entre elles n’appartenaient pas au marchand, et étaient mises en vente pour le compte de leurs parens, qui faisaient exprès le voyage du Caire, et croyaient préparer ainsi à leurs enfans la condition la plus heureuse.

— Sachez, du reste, ajouta-t-il, qu’elles sont plus chères que les femmes nubiles.

Queste fanciulle sono cucite ! dit Abdel-Kérim dans son italien corrompu.

— Oh ! l’on peut être tranquille et acheter avec confiance, observa Abdallah, d’un ton de connaisseur, les parens ont tout prévu.

Eh bien ! me disais-je en moi-même, je laisserai ces enfans à d’autres ; le musulman, qui vit selon sa loi, peut en toute conscience répondre à Dieu du sort de ces pauvres petites ames ; mais moi, si j’achète une esclave, c’est avec la pensée qu’elle sera libre, même de me quitter.

Abdel-Kérim vint me reprendre, et me fit monter dans la maison. Abdallah resta discrètement au pied de l’escalier.

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu’enrichissaient encore des restes d’arabesques peintes et dorées, je vis rangées contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l’éclat du bronze de Florence ; leurs figures étaient régulières, leur nez droit, leur bouche petite ; l’ovale parfait de leur tête, l’emmanchement gracieux de leur cou et la douceur de leur physionomie leur donnaient l’air de ces madones peintes d’Italie dont la couleur a jauni par le temps. C’étaient des Abyssiniennes catholiques, — des descendantes peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace.

Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes, comme il arrive